© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Réponse du récipiendaire Joseph Bodson, nouveau membre titulaire de la SLLW : Hommage à Lucien Somme

Texte

Lucien Somme est né à Saint-Aubin (Florennes) en 1932 et il est décédé en 2012.

De tous les témoignages qui ont afflué lors de son décès, notamment de l’École du wallon, ce qui ressort essentiellement, ce sont ses qualités d’accueil, sa disponibilité, son sourire qui apparaît sur toutes les photos reprises sur le site.
Bon vivant, peut-être, comme son ami André Henin, mais cela ne l’empêchait pas d’être un grand travailleur, sa bibliographie à elle seule en témoigne, et aussi un défenseur vigilant du wallon et de son authenticité.

Je l’ai, pour ma part, rencontré quelques fois, j’avais lu plusieurs de ses poèmes et lu l’un de ses romans, Charlotte.com. Je me permettrai donc, en ce qui concerne sa biographie, d’avoir recours au bel éloge que Chantal Denis lui a consacré sur le site de l’École du wallon, et je remercie Bernard Louis qui a bien voulu me prêter ses ouvrages.

Sa maman chantait volontiers lors de réunions familiales. Pour sa part, faute de pouvoir l’accompagner, il adapta en wallon des fables de La Fon-taine. Par la suite, il s’abonnera au Bourdon et continuera à écrire des textes amusants pour des réunions familiales.
C’est ainsi qu’un ami de Lucien Léonard en parlera à celui-ci, qui l’invitera bientôt à écrire des textes qu’il viendra lire lors des réunions des Rèlîs, en 1964. En 1965, il remportera un prix au concours de Vers l’Avenir et publiera la même année Paus-ès-pîsintes, qui aura le prix des Critiques.
Vîye di djint recevra le prix biennal de la Ville de Liège.
Et la liste continue : prix Joseph Durbuy de la Ville de Huy. Et il nous reste par ailleurs de lui de nombreux inédits, dont certains avaient été primés.

Il a d’autre part traduit et adapté en wallon de nombreuses chansons, notamment des chants religieux, et des pièces de théâtre. Après la mort de Lucien Léonard, il deviendra à Vers l’Avenir responsable de la rubrique "Chîjes èt Pasquéyes".

Il publiera en tout dix romans, de 2001 à 2010, et d’autres sont restés inédits. On créera à Ligny trois de ses pièces en wallon. Il aida Lucien Léonard à mettre sur pied une école de wallon. Président des Rèlîs, en 1989, il remettra sa démission en 2006. Il reprendra alors la direction de l’École du wallon, presque jusqu’à sa mort.

Il a reçu le Coq de cristal de l’Union culturelle wallonne, où il présidera diverses commissions, et sera membre de la SLLW à partir de 1983.

De plus, il participera avec André Henin à divers cabarets wallons. Il fut nommé citoyen d’honneur de la ville de Gembloux en 2003.

Enfin, il est l’auteur d’un Lîve di mots d’après Nameur èt avaurla , en 1997, premier dictionnaire wallon-français après celui de Léon Pirsoul de 1934.

De cette activité multiple, nous retiendrons plus particulièrement deux de ses romans, Li dêrin dès catîs, de 2005, et L’anéye dès quate solias, de 2007.

Les critiques qui abordent le roman d’un point de vue sociologique s’attachent assez souvent à décrire le milieu dans lequel évoluent les personnages, et à leur situation personnelle. Il est bien évident que les protagonistes de La Terre d’Émile Zola et ceux d’Albertine disparue évoluent dans des mondes différents.

Chez Lucien Somme, la plupart des personnages appartiennent aux classes moyennes, qu’il s’agisse d’un juge, d’un inspecteur de police, d’un médecin, ou encore de simples employés ou ou-vriers : et ces deux mondes ne sont pas étanches, ils sont fréquemment en contact.

Mais il est une constatation plus importante à faire : ces personnages se trouvent assez souvent, dans leur vie, quand l’auteur nous les présente, dans une période de crise : ainsi la petite fille de L’anéye dès quate solias, Sabine, qui a perdu sa mère, et est sans nouvelles de son père, se trouve plongée dans un milieu scolaire qui lui est hostile, et le héros, Jean, va se faire son défenseur, ainsi que deux ou trois adultes.

Dans Li dêrin dès catîs, le héros se trouve, suite à un accident, obligé de quitter sa maison, qu’il va devoir laisser à ses enfants, et il va être obligé de se faire à un apprentissage lui aussi très difficile, celui auquel nous nous efforçons le plus souvent de ne pas songer pour nous-mêmes, la maison de retraite. Il y aura toute une réadaptation à faire, toute une série de limitations, de restrictions, ne serait-ce que dans le lieu, nous l’entendrons souvent regretter ses fré-quentes promenades dans son jardin. Et puis la solitude, cette terrible solitude, liée au grand âge.

Je me rappelle avoir entendu dire par un voisin de chambre de mon père, alors en maison de repos : Tot seû, c’èst-one fwârt pitite binde.
Et ce vieil oncle, un maçon qui travaillait encore à septante ans bien sonnés : Vî ome, dji vous bén, mins vièyârd, ça jamés !
La différence, là, est évidente et émouvante à la fois. C’est que le vieillard, on lui a retiré, pour une bonne part, sa qualité d’homme.


Et je crois que nous touchons là au cœur même de l’œuvre de Lucien Somme : c’est le mouvement spontané qui le porte à s’intéresser, dans le monde qui l’entoure, à ceux qui sont faibles, démunis, à ceux à qui on n’accorde pas encore, ou à qui l’on n’accorde plus, la qualité d’homme. Il se porte spontanément à leur rencontre ; c’est quelqu’un d’éminemment sociable, d’un abord toujours ouvert, le sourire aux lèvres, et cela se sent jusqu’à la façon dont il tire parfois le lecteur par la manche, dans cette ex-pression fréquente chez lui : mon parent, à tel point qu’on ne sait plus si l’expression est adressée à l’un des personnages ou bien à nous qui le lisons.

Il y a, dans L’Anéye dès quate solias quelque chose qui m’intrigue : c’est une sorte de parenté, de similitude, avec Le Grand Meaulnes : le domaine lointain – la maison dans les bois où habite ce personnage à l’abord mystérieux, qui est le père de Sabine ; les disputes, les bagarres entre les garçons, qui roulent autour du personnage principal ; la longue quête de l’amour, avec l’évolution de la jeune fille, que Jean, qui l’aide dans ses études, va aider à trouver sa personnalité.

De façon très subtile d’ailleurs, comme dans Le Grand Meaulnes, le récit est fait à la seconde personne, pour ainsi dire : ce n’est pas l’auteur (3e personne, une sorte de Dieu le Père omniscient), ni le personnage principal, Sabine, qui parle, c’est son ami, Jean, jusqu’au moment, vers les deux tiers du livre, où l’énoncé se fait polyphonique. Mais la fin du livre est différente : il ne débouchera pas sur la réussite de l’amour entre Jean et Sabine, mais bien sur les retrouvailles entre le père et la fille. Il semble qu’un rideau soit là tiré...

Mais peut-être suis-je moi-même sous influence : comme cela se faisait autrefois dans nos classes, vers la fin du cours, l’abbé Henin nous lisait, pendant cinq à dix minutes, un passage du Grand Meaulnes. L’amitié entre ces deux auteurs s’appuie sans nul doute sur les qualités humaines de l’un et de l’autre, et sur leur façon d’aborder la littérature, en passant par le wallon.

Il me paraît certain, pour ma part, que ce recours à notre langue maternelle entraîne avec lui la référence à des qualités, à des caractères qui sont non pas ceux de notre race (je ne crois pas d’ailleurs qu’il existe une race wallonne), mais ceux de notre environnement humain, des relations sociales dont nous avons été imprégnés. Nous y retrouverons le goût du travail bien fait, d’une certaine modestie (Rastrins pourrait nous servir de devise), le sens de la fraternité humaine, celui aussi de l’humour, et une certaine tendance à la sentimentalité. Ces qualités, André Henin et Lucien Somme les possédaient de façon éminente.

Il y a d’ailleurs, et peut-être devons-nous garder cela pour nous, il y a chez Lucien Somme, vers la fin de ses livres, une véritable joie à rendre ses personnages heureux. Avec bien souvent, arrivé aux deux tiers de l’ouvrage, un brusque saut dans l’énonciation : soit c’est un autre personnage qui devient narrateur, soit le narrateur Lucien Somme, comme dans Li dêrin dès catîs, cède la parole à son personnage principal.


Il me paraît par ailleurs intéressant de situer l’œuvre de Lucien Somme dans la perspective de l’histoire littéraire du wallon, et même de la littérature française de notre époque.

En ce qui touche au roman, beaucoup d’œuvres wallonnes en prose, d’aujourd’hui comme d’hier, si l’on ne peut les taxer de « passéistes », ce qui est un vilain qualificatif, sont tout de même consacrées en bonne part à l’évocation d’une société où chacun avait sa place, de villages ou bien de quartiers de ville où chacun connaissait chacun, d’un cadre non pas im-muable mais du moins familier.

Je pourrais en citer de nombreux exemples : ainsi Auguste Laloux, Émile Gilliard, Jean-Luc Fauconnier, René Brialmont, Henry Matterne, bien d’autres encore, et moi-même y compris, dépeignent-ils non pas la société wallonne telle qu’elle est au-jourd’hui, mais telle qu’elle était avant, un peu avant même. Avant quoi ? Essentiellement, je crois, avant l’évolution assez ébouriffante des moyens de communication, matérielle et intellectuelle, qui a bouleversé notre société de fond en comble.

Comme Alphonse Allais le disait en plaisantant, nous sommes en train de « mettre les villes à la campagne », nos villages deviennent parfois des cités-dortoirs. Les conséquences sur le roman sont immédiates : un roman comme Le Grand Meaulnes, universellement lu et admiré de notre temps, n’est plus perçu par les jeunes. Invraisemblable, ce garçon qui ne peut plus joindre la fille qu’il aime, alors qu’il suffisait de lui demander son numéro de GSM. Invraisemblable, cette recherche du domaine perdu, alors que nous disposons du GPS.

Et là, Lucien Somme constitue une exception : lui a fait l’effort de bâtir ses romans, bien souvent, sur une actualité assez prégnante : que l’on songe ainsi à Charlotte.com, ou à L’anéye dès quate solias, où les enlèvements d’enfants, le sida, le racket scolaire forment un élément essentiel de l’intrigue. Est-ce pour autant que les jeunes, les jeunes qui connaissent le wallon, vont se précipiter sur ses livres ? Je ne le crois pas. Nous vivons dans un monde où tout va très vite, où le silence n’a plus sa place, où le courage, la loyauté sont devenus parfois des vertus désuètes. Il importe plus, bien souvent, de « faire un scoop » qui sera oublié le lendemain, que d’aller au fond des choses.

De plus, si nous nous plaçons dans le champ proprement littéraire, que constatons-nous ?

Les historiens de la littérature actuelle ont tendance à caractériser notre époque, depuis Proust et Céline, par un questionnement du roman sur lui-même, et non plus par une tentative de dépeindre notre société telle qu’elle est. De la même façon, la poésie est devenue en bonne partie hermétique, s’interdisant parfois jusqu’aux métaphores, et se con-sacre de plus en plus à une interrogation sur elle-même.

Notre littérature wallonne, même lorsque, dans la poésie, elle a recours à des formes, des moyens d’expression assez complexes, comme c’est le cas chez Jean-Marie Kajdanski, ou chez Louis Remacle, reste une littérature où la présence de l’homme, sa vie en société, le contact qu’il peut avoir avec la nature, restent primordiaux par rapport aux moyens d’expression. C’est d’ailleurs bien loin d’être un défaut. La poésie de Lucien Somme, pour sa part, est une poésie très terre à terre, partant toujours du concret, avec des exemples précis. Ainsi, dans son adaptation du Corbeau et le Renard, déjà, citera-t-il des noms de chanteurs français..., mais il trouvera aussi une finale très inattendue.

Et puis, de temps à autre, une sorte d’éclair, une image inattendue, qui frappe d’autant plus qu’elle se détache, qu’elle jaillit du concret.

Ainsi, dans Mèchnéye di powésîyes, p. 27, Dins lès bras du silince. Notons au passage qu’il sait varier la forme et le rythme de ses poèmes, qu’il sait passer sans peine d’un vocabulaire très simple à un vocabulaire beaucoup plus recherché, comme cela ressort du contraste entre le texte de la page 26 :

Pouqwè faut-i tchanter ?
S’reût-ç’ pou noyî nos transes
Ou bin pou pèstèler
L’ racène di nos sov’nances ?

Et celui de la page 27 :

Dins lès bras du silince
Lon èri du trayin qui pèstèle nos-idéyes
Lon èri dès mwin.ne-brût qui nos lès vont stofer,
Dji m’aî v’nu racwètyi au coron d’lé l’ûréye ;
Gn-a dès-agrès qui l’ silince èst l’ seûl à pli doner.

Il y a là toute une philosophie de la vie qui se dessine, faite de modestie, d’humour, donnant pleine valeur au silence et à la patience.
Mais cela n’empêche pas une volonté très forte, une mainmise sur sa destinée. p. 30 : C’èst nos-ôtes qui front l’timps qui fra.

Notons encore, p.105, la fin du poème intitulé Mame, comme un écho des poèmes de Jean Guillaume :

Quand dj’a v’lu scauyî mès lumerotes
Èt djonde saquants filés d’ vos tch’fias
Vos n’èstîz pus là.

et aussi un verbe, une image qui reviennent fréquemment chez lui : si lèyî prusti. Il est vrai que le langage populaire dit bien : Va t’ fé r’fonde à Bou-fiou.

Mais surtout, et il me semble que cela affleure dans Paus-è-pîsintes, p.78, il y a l’écho, qui semble survoler les siècles, d’une chanson de Charles d’Orléans, le Printemps.
Oui, il y a là une grâce, une légèreté, une fraîcheur, un ton primesautier que l’on ne trouve que dans l’adolescence des littératures.
Peut-être cela est-il dû en partie au sujet traité, l’enfance, la jeunesse, qui sont chez lui un thème de prédilection – il s’agit d’ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire, d’un thème difficile à traiter : l’enfance n’est pas l’enfantillage.

Nous nous trouvons proches, ici, des vieilles chansons de toile, d’Aucassin et Nicolette. Il ne faut pas oublier que l’envie d’écrire en wallon lui est venue en écoutant les chansons de sa mère. De là aussi la variété, la musicalité de ses poèmes.
Cela rappelle un peu Brassens composant Gastibelza sur un texte de Victor Hugo avec un air de Guillaume de Machaut.

Li bia timps nos faît risète
I clougne di l’ouy dins lès tris
Dj’a mètu m’ keûr è purète
Ni mè l’ lèyoz nin rafrèdi.
Nos-îrans j’qu’à l’ fine copète
Choûter l’ rifrin do mauvi.
Dj’a mètu m’ keûr è purète
Ni mè l’ lèyoz nin rafrèdi
Li bia timps nos faît risète
Èt tchanter avou l’ mauvi.
Dj’a mètu m’ keûr è purète
Purdoz-l’ èt m’ doner l’ vosse ossi...


Je m’en voudrais d’ajouter la lourdeur d’un commentaire à un si beau texte. Je soulignerai seulement sa jeunesse et son inventivité.
Il ne peut se classer, en effet, dans aucune des formes fixes connues et pratiquées au Moyen Âge, et pourtant il semble toutes les frôler de l’aile...

Il me reste à souhaiter que ce poème de Lucien Somme soit le messager d’un renouveau pour nos lettres wallonnes.
Qu’il soit comme la colombe que Noé a lâchée depuis son arche, et qui ne revient pas, parce qu’elle est partie annoncer partout la fin du déluge.

Il est temps, il est grand temps, que nous aussi, en cet avant-printemps de 2015, nous retroussions nos manches, nous mettions notre cœur è purète, po tchanter avou l’ mauvi. Èt adon, li bia timps nos f’ra risète ossi.




Joseph BODSON