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Candoco-Zoo : contraintes et libertés / L’expérience de Thomas Hauert

 Denis Laurent

Texte

Candoco Dance Company est une compagnie professionnelle de danse contemporaine qui réunit des danseurs avec et sans handicap.

Fondée en 1991 par Celeste Dandeker et Adam Benjamin, elle s'est imposée comme une référence mondiale en matière de « danse intégrée » ou « danse inclusive ».

Dès le départ, elle s'est distinguée par le fait qu'elle nourrit des ambitions artistiques similaires à celles de toute autre compagnie de danse contemporaine, et entend être jugée en fonction de ces ambitions plutôt que d'objectifs thérapeutiques. Compagnie de répertoire, Candoco commande ses productions à des chorégraphes confirmés, tant britanniques qu'étrangers XX.

En 2012, Pedro Machado et Stine Nilsen, les directeurs artistiques actuels de la compagnie, ont approché le chorégraphe bruxellois Thomas Hauert dans l'idée de lui commander une nouvelle pièce.

Le 28 février 2014, a eu lieu la première de Notturnino à Londres. La pièce, que l'on espère pouvoir découvrir prochainement en Belgique, continue aujourd'hui de tourner internationalement.

Thomas Hauert nous parle de cette expérience.

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Quand Candoco m'a contacté, je n'avais jamais réfléchi à la question du handicap dans la danse. J'avais remarqué des initiatives de formation intégrant des danseurs aux capacités mixtes, et j'avais vu quelques spectacles avec des performers en situation de handicap, mais je n'avais été directement confronté au handicap ni dans ma vie privée ni dans mon parcours professionnel.

La proposition de Candoco m'a toutefois séduit. Avec ma compagnie ZOO, nous développons un langage chorégraphique qui part des possibilités du corps humain, de l'anatomie, plutôt que d'idéaux esthétiques et techniques préexistants. Nous défendons une physicalité ouverte et «intégrée».

Pour générer de nouvelles formes, nous travaillons aussi beaucoup à partir de contraintes physiques. Créer une pièce avec Candoco me semblait donc un beau défi.

Par ailleurs, sans doute à cause de mon histoire personnelle, j'ai développé un goût particulier pour la déconstruction des hiérarchies entre le centre et la marge. Et, clairement, Candoco est une compagnie qui s'emploie à remettre en question les discours normatifs sur ce qu'est la danse, ce qu'est un danseur ou une danseuse, ce qu'est un "handicapé" ou un "invalide" .


Pour vérifier notre intérêt mutuel, Candoco m'a invité à passer quelques jours en studio avec les danseurs de la compagnie. J'ai entamé le travail avec eux comme je l'entame avec tous les danseurs, en transmettant les principes de la pratique d'improvisation que j'ai développée avec ma compagnie ZOO depuis près de vingt ans.

Mais pour moi, ces jours d'essai ont été très révélateurs du fait que cette pratique chorégraphique de ZOO est basée sur nos propres corps, nos propres capacités, notre propre expérience. Avec Candoco, nous avons dû adapter les tâches en fonction des capacités de chacun. C'est un travail que nous avons fait tous ensemble : les danseurs ont l'habitude de trouver des solutions appropriées à leur corps, ils le font avec beaucoup d'aisance et de talent, mais ils ne sont pas forcément conscients de l'impression que ces propositions donnent depuis l'extérieur.

Ces journées m'ont montré que les danseurs étaient curieux d'apprendre, de se prêter à des processus d'improvisation nouveaux pour eux. Elles ont aussi fait apparaître un riche potentiel. L'intégration de personnes aux capacités différentes change le fonctionnement et la mécanique de certains principes, jeux et structures de coordination. Elle apporte des choses intéressantes au niveau du rythme, des qualités de mouvement, des possibilités d'interaction et de connexion.


Cette période a aussi nourri ma réflexion sur une possible intention dramaturgique. Même si on aimerait pouvoir dire que Candoco est une compagnie comme une autre et que les différences entre danseurs valides et invalides ne sont pas plus signifiantes que celles qui existent entre danseurs valides, le fait est que notre société n'en est pas là.

Nous ne sommes pas habitués à voir sur scène des danseurs avec handicap, et leur présence change inévitablement la perception, les associations, les sensations de la danse proposée. En tout cas, pour moi qui avais été très peu confronté au handicap, leur présence plaçait le processus à un endroit que je ne pouvais pas ignorer.


Au cours de nos conversations, Pedro Machado a évoqué l'idée de travailler avec de la musique d'opéra.

Réfléchissant à cette suggestion, je me suis souvenu d'un film que j'avais vu quand j'étais étudiant et qui m'avait bouleversé. Bacio di Tosca (le baiser de Tosca) est un documentaire sur une maison de retraite pour chanteurs d'opéra créée à Milan par Giuseppe Verdi.

Dans le film, on voit ces gloires lyriques du passé se remémorer leurs souvenirs et exprimer leur amour de la musique, chantant leurs anciens rôles en pantoufles et cardigans de laine. Il m'a semblé qu'il y avait là quelque chose d'intéressant, que le vieillissement – la perspective d'un handicap à venir qui nous touche tous – pourrait être une manière de créer une identification du spectateur avec le handicap des danseurs sur scène.

Pedro et Stine étant conquis par l'idée, j'ai décidé d'utiliser des parties de la bande-son de ce film comme bande-son du spectacle.

Dès le début des répétitions, cet élément était là comme un fil rouge. Le temps de création étant court, j'ai privilégié des processus que je connais bien et dont je sais qu'ils ouvrent vite beaucoup de possibilités.

Ces principes de création de mouvement ont été adaptés aux capacités physiques de chacun, ont été transformés par les contraintes et possibilités, ont été tirés par les significations et sensations de la bande-son. Nous avons beaucoup parlé et je pense que nous avons tous beaucoup appris.

Il a été pour moi merveilleux – et secouant – de découvrir l'attitude très pragmatique des danseurs par rapport à leur handicap : le handicap n'est pas un sujet tabou ou délicat, et on rit volontiers des préjugés et incompréhensions.

J'ai travaillé avec les danseurs de Candoco comme avec tous les danseurs, en les poussant à leurs extrêmes, en les invitant à contrecarrer les habitudes dans lesquelles leur corps est installé, en les encourageant à ne jamais s'arrêter de chercher et de créer, à développer par l'entraînement une confiance dans les processus physiques inconscients qui permettent de proposer des solutions créatives sur scène.

Nous avons exploré les qualités de mouvement acheminées par les contraintes. L'utilisation de béquilles, par exemple, permet d'immobiliser le corps dans des positions qui seraient autrement impossibles. Le fait que les bras touchent le sol à chaque instant modifie les possibilités de balancement du corps, le rythme et la vitesse des mouvements... Plutôt que comme un signe, nous avons approché les béquilles de façon abstraite, comme un instrument, un outil de danse, une extension pour bouger.


À mon sens, une difficulté à laquelle est confrontée la danse inclusive, au-delà de la passionnante diversité des capacités physiques des danseurs, est la diversité de leurs niveaux d'expérience.

Même au sein de Candoco, peut-être la plus célèbre et la plus professionnelle de toutes les compagnies intégratives, certains danseurs ont suivi une véritable formation en danse mais d'autres n'ont eu que très peu de contacts avec le monde de la danse contemporaine (et de l'art en général). Cette situation est symptomatique du fait que pour les jeunes en situation de handicap, les opportunités et sources pour se former, s'entraîner, se développer artistiquement sont très limitées – même au Royaume-Uni, un des pays les plus avancés en la matière.

Des organisations tentent de pallier ce manque – c'est le cas de Candoco qui a développé un vaste « Learning Programme » – mais les possibilités restent maigres en comparaison de celles qui s'offrent aux jeunes sans handicap.

S'agissant du handicap, la danse est une discipline dérangeante, car c'est précisément le corps qu'elle met en œuvre et offre au regard.

La danse inclusive subvertit l'idée de « virtuosité » comme canon technique standardisé.

Mais en fait, pour une partie du public, le corps de danseurs comme moi est déjà hors normes, car en décalage avec les idéaux esthétiques d'une virtuosité conventionnelle.

Par rapport aux prérequis du ballet classique, je suis un handicapé : mon corps ne fonctionne pas comme ça, il n'a pas cet aspect-là.

Comme le défendait Anna Halprin, chaque corps peut danser. Mais si on veut devenir danseur, que l'on soit ou non en situation de handicap, il faut s'entraîner, pratiquer, travailler. Pour se développer, il faut de la discipline.



Notes

  1. Pour ces dernières années, on peut citer Emanuel Gat, Rachid Ouramdane, Hetain Patel… Candoco a aussi remonté Set and Reset de Trisha Brown et vient de créer une version unique de The Show Must Go On de Jérôme Bel.

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 Denis Laurent