© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Révolution par le toucher. Présentation du Dossier

Isabelle Meurrens

Texte

Contact, toucher. Être en contact ou sans
contact. Maintenir des liens, renouer
des liens. Prendre appui, être un appui. Faire
équipe ensemble.

Voilà quelques-unes des pensées qui nous ont traversés
lorsque, chacun chez soi et tous derrière nos écrans,
nous évoquions en équipe l’envie de célébrer
dans ces pages les 50 ans du Contact Improvisation.
 

                                    *


Si le toucher est un contact, tout contact n’est
pas toucher. Et si le toucher est une dimension
du Contact Improvisation, il n’est pas la seule.
Dans cette pratique – née à l’initiative du chorégraphe
étasunien Steve Paxton –, la pesanteur,
la confiance, le relâchement en sont d’autres.

À travers ces quelques pages, c’est
ce sens tactile que nous explorons avec
comme fil rouge la pratique du Contact
Improvisation. À moins que ce ne soit l’inverse?


                                 *


Sentir le frôlement d’une veste rêche sur le dos
de ma main; esquiver la respiration humide
d’un chien sur mes mollets; s’apaiser par la
main rassurante d’un soignant posée sur mon
avant-bras me signifiant par-là la frontière de
mon corps dans un lieu où tout semble l’effacer;
se laisser submerger par cette chaleur
inouïe lorsqu’un nouveau-né frotte ses petites
lèvres de droite à gauche avant de «se plugger» au sein.

Il n’existe pas une parcelle
des 2 m2 qui compose nos peaux qui ne garde
le souvenir d’avoir touché/été touché.


                                 *


Le sens du toucher est le premier des sens à
apparaître in utero, c’est aussi la mère ou
l’origine des sens, diront les danseuses Anouk Llaurens
et Miranda Tufnell dans ces pages.

Cette primauté du toucher semble une idée
moderne, à tout qui est issu d’une culture
connue pour reléguer le sens charnel au second ordre.
Le tactile, ce sens à la fois vil et trompeur.

Pour autant, il est toujours intéressant
de creuser davantage l’histoire des idées
pour découvrir qu’en 1754 Condillac, un abbé
français, grand lecteur des empiristes anglais,
publie le Traité des sensations et affirme que
«C’est le toucher qui instruit les sens», le seul
capable d’appréhender l’espace sans la
médiation d’un autre sens.

Pour l’anecdote, le père du Sensualisme avait
deux grands sujets de recherche: les sens et les relations
économiques et commerciales.
Anecdotique? Pas si sûr.


                                 *


Tout ce qui questionne le rapport à l’altérité,
les échanges entre les êtres, faire corps
ou ne pas faire corps ensemble, toucher pour/
sans manipuler l’autre, sont des questions
politiques.

En 1972 naît le Contact Improvisation, au plus
fort du mouvement anti-guerre du Vietnam.
Patricia Kuypers raconte à l’entame de ce dossier
sa rencontre avec cette pratique:

«d’un coup baigné dans une autre culture de la relation,
une culture où pas mal de tabous tombaient,
transportant l’esprit communautaire
de ces pionniers américains, la longue tresse
volante de Nancy signalant l’origine hippie de
ce mouvement, même si nous étions déjà
une dizaine d’années plus tard
dans un tout autre contexte politique.»

Les années 1980, c’est déjà les années sida,
une période où accepter de toucher l’autre,
au-delà de la peur,
prend une dimension politique particulière.



                                 *


«La création d’une association pour accueillir
des artistes transmettant ces approches s’est
révélée indispensable et Contredanse a été la
structure qui a permis d’amener ces courants
peu connus en francophonie, à Bruxelles»,
poursuit Patricia Kuypers, qui fonde
Contredanse en 1984 pour mettre en
«contact» les danseurs, les cultures, les pratiques.



                                 *


Le Contact Improvisation, mais aussi le
Body-Mind Centering®, la Skinner Releasing
TechniqueTM, le Rolfing®, ces techniques somatiques
explorent le sens haptique. Par petites
touches, vous les apercevrez dans ce dossier,
avant de plonger dans les profondeurs bibliographiques
du fonds documentaire que Contredanse a constitué en 30 ans.



                                 *


2022, nous voilà au cœur d’une nouvelle pandémie,
le toucher fortuit est devenu rare et la
peur de l’autre, plus présente que jamais.
Pas seulement la peur de toucher,
mais plus fondamentalement l’aliénation à l’idée
d’une absolue liberté autant que la peur
de s’affranchir des idéologies,
affirme l’enseignante Alice Godfroy.

 L’apparition de la «distanciation sociale» a
totalement modifié nos échelles proxémiques.

Mais loin des années 1980, de nouveaux enjeux
apparaissent. Le mouvement #MeToo est
passé par là et la notion de consentement dans
le toucher/être touché est primordiale.

C’est ce que nous raconte la pédagogue Ana Stegnar,
ainsi que les praticiennes du Contact Meldy
Ijpelaar et Flor Campise dans ce dossier:
introduire des lignes de conduite, non pas pour
restreindre la pratique, mais pour se sentir
«safe» et confortable.



                                 *


Lorsque je vois, je ne suis pas toujours vu,
lorsque j’entends, je ne suis pas nécessairement
entendu. Mais lorsque je touche, je suis
touché. C’est ce que note le psychanalyste
et haptonome Joël Clerget, auteur de Corps,
image et contact: une présence à l’intime:
«Lorsqu’on est touché, on est aussi, malgré
soi, touchant. On est passif et, malgré soi,
actif. C’est toute la difficulté. D’où la culpabilité
et le trauma des personnes victimes
d’abus. Le toucher implique une réciprocité.
C’est la question du toucher non consenti.»

 L’objectivation, la manipulation, la prise de pouvoir
n’est pas l’oeuvre d’un sens, on le sait,
paroles et regards sont des puissants moyens
d’emprise.
Inversement, le toucher offre une perception,
une écoute non-frontale, une réceptivité
capable de mobiliser chacun à part égale.



                                 *


Karen Nelson écrivait : «Le Contact Improvisation
est une révolution par le toucher».
Ce qui se joue aujourd’hui, face à la peur de l’autre,
face au covid, à #MeToo, c’est aussi une révolution
«du» toucher.

 

 

© Isabelle Meurrens, revue Nouvelles de danse n° 82, 1er trimestre 2022



Metadata

Auteurs
Isabelle Meurrens
Sujet
Toucher. Impact dans la danse et dans la vie
Genre
Présentation du dossier. Point de vue historique et technique
Langue
Français
Relation
© IsabelleRevue Nouvelles de danse n° 82, 1er trimestre 2022
Droits
© Isabelle Meurrens, revue Nouvelles de danse n° 82, 1er trimestre 2022