© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

L’L, lieu de tous les possibles

Alexia Psarodis

Texte

À la recherche - L’expérience de L’L (CFC éditions) par Laurent Ancion vient de se poser sur les tables des libraires. Un livre sur la recherche dans les arts de la scène, c’est rare, c’est riche et ça ne doit pas passer inaperçu ! Immersion au royaume du doute.

                                                                 *


La permission de l’incertitude XX

Commencer une recherche à L’L, c’est s’engager dans une voie non rectiligne, faite de doutes, de chutes, d’angoisse souvent... riche de toutes les aspérités qui nous constituent ; un espace où le questionnement est maître et la fragilité revendiquée... un modèle unique en somme ! Ce concept original, on le doit à Michèle Braconnier : « J’ai réuni toutes mes frustrations ! En 2007 s’est opéré un re-questionnement du paysage en Belgique où l’on se demandait comment mieux soutenir les artistes qui sortent des écoles. J’ai alors listé toutes les incuries et de tous ces manques j’ai constitué un dossier », explique cette infatigable battante. Depuis janvier 2008, L’L n’est plus un lieu de représentations à part entière, il est exclusivement dédié à la recherche et à l’accompagnement de jeunes artistes.

Le protocole

Situé rue Major René Dubreucq à Ixelles, dissimulé derrière une bâtisse blanche, L’L abrite cet écrin destiné aux artistes. Là, ils ont l’opportunité de se lancer dans une recherche à long terme sans limite de temps, sans obligation de résultat, tout en bénéficiant d’une bourse (L’L ayant obtenu le statut de fondation). Des logements sont mis à leur disposition, permettant une immersion totale. Pour bénéficier de ces conditions exceptionnelles XX 1, ils doivent souscrire au contrat et adhérer au protocole savamment élaboré par Michèle Braconnier et le dramaturge Olivier Hespel, les deux accompagnants des projets. Le principe ? Les artistes-boursiers s’engagent au minimum pour quatre résidences de trois semaines chacune par an, (entrecoupées de moments de « jachère », c’est-à-dire de retours à « la vraie vie »), soit douze semaines par an qui sont reconduites d’un commun accord si nécessaire. « À leur terme, nous reposons toujours la question : désirez-vous poursuivre l’expérience ? Cela fait-il sens pour vous ? Nous ne devons pas perdre notre temps ; chercher ne veut pas dire tourner en rond », affirme avec fermeté Michèle Braconnier. Olivier Hespel complète : « L’L pose des enjeux de recherche, mais à la fin de la résidence, les artistes n’ont pas d’obligation de résultat. La réunion dramaturgique lance des pistes, creuse un sillon, quitte à ce que ce sillon ne donne rien ; il faut essayer d’y répondre mais si l’on n’y parvient pas, ce n’est pas grave. Il ne faut pas être productif. » Mais les deux accompagnants de L’L soulignent de concert la dimension contractuelle de cet engagement réciproque. Et sont très clairs sur ce point : « Il faut venir à L’L pour la potentialité de la recherche et non dans un objectif de production. »

Trois artistes en questionnement

Ils s’appellent Michaël Allibert, Jérôme Grivel, Yendi Nammour. Trois artistes qui se confrontent actuellement au temps de la recherche. Yendi a pris du temps pour comprendre ce qu’est la recherche, « tellement habituée à devoir aller droit au but », pour découvrir ce qu’on peut se permettre dans cet espace-temps nouveau pour elle.
Michaël, artiste du mouvement, est un habitué du lieu, lui qui entame sa troisième recherche. « Les cadences de production sont effrénées en France, déplore-t-il, à l’opposé de L’L, où l’on peut remettre en question ce que l’on a l’habitude de faire, le briser, repartir de zéro. » En compagnie de Jérôme, plasticien, il mène aujourd’hui un projet à quatre mains. « Cette nouvelle recherche est l’occasion d’explorer de nouveaux protocoles, de nouveaux médiums et d’interroger ma discipline. On ne se pose aucune limite, ni aucun objectif. » Yendi, elle, est en troisième année de sa première recherche. « Je suis venue avec un questionnement ; j’avais une définition restreinte de ce que je suis en tant qu’artiste. Progressivement, j’ai essayé d’explorer d’autres disciplines. Il est important de s’ouvrir le plus possible vers d’autres formes d’expression. »

Vers de nouveaux langages

La recherche leur permet-elle de développer de nouveaux langages ? « Ne pas rentrer dans des habitudes de production ou de style, avoir une continuité de la pratique artistique, pas tant formelle qu’intellectuelle », tel est le désir de Michaël Allibert et de Jérôme Grivel, qui définissent ainsi leur processus : « une pensée mise en acte ». Et Michaël de poursuivre : « Depuis trois ans, mes recherches ont permis d’affirmer certaines intuitions dans ma façon d’aborder le corps. Certaines obsessions ont été conscientisées comme étant peut-être ce qui constitue l’essentiel de mon écriture chorégraphique. Les réunions dramaturgiques réalisées en fin de session m’ont amené à mieux les comprendre, à mieux les défendre aussi auprès des institutions et des lieux de programmation. Il est important en tant qu’artiste de ne pas être seulement dans l’intuition mais à un moment de poser des mots sur sa démarche pour la faire entendre, pour la faire comprendre, pour la faire accepter. »

La durée de chaque session de résidence, fixée à trois semaines, n’est pas le fruit du hasard. Trois/quatre jours sont nécessaires pour abandonner ses préoccupations, rentrer lentement dans le processus. Une forme d’angoisse surgit souvent durant la deuxième semaine, tandis que la troisième permet de rebondir. Cette durée est « une nécessité de rythme pour l’organisme, pour la pensée ». Yendi Nammour assimile les prémices à « un sas pour arriver à un état de concentration ». « Vagues », « cycles » sont également les termes employés par les artistes eux-mêmes pour décrire leurs mouvements intérieurs pendant leur résidence. Jusqu’à cette troisième semaine qui permet « de re-questionner ce qui a été jeté » et qui marque également ce premier moment de feedback avec l’équipe de L’L.


Feedback

Mettre à nu ses doutes, ses errements fait partie du processus, avec tout ce que cela peut comporter de déroutant parfois. Pour Jérôme et Michaël, « l’erreur, dans le cadre de la recherche, se positive tout le temps. Le doute fait avancer, les erreurs permettent d’éprouver des pistes. » Olivier Hespel explique : « Chaque début de résidence est inauguré par une réunion dramaturgique pour élaguer, cerner ce sur quoi nous allons travailler pendant trois semaines. Puis, à la fin de chaque résidence, un rendez-vous est fixé au cours duquel, en général, l’artiste montre quelque chose. Souvent, dans les premières résidences, soit il ne dévoile rien par pudeur (ou peur), soit nous présente un objet construit. Mais ce que nous demandons aux artistes est de nous faire partager ce qui s’est passé pendant les trois semaines, d’avoir cette habilité à nous montrer également tous les déchets. » Tout le processus repose de part et d’autre sur trois qualités essentielles : confiance, bienveillance et sincérité. « La confiance fait partie du mot liberté. Nous exigeons que personne ne pénètre dans les espaces dans lesquels les artistes travaillent durant les trois semaines, même pas nous. Ils doivent tout se permettre », déclare Michèle Braconnier.

Les traces du processus

Yendi, Michaël, Jérôme, artistes du mouvement ou plasticien, tous trois ressentent la nécessité de coucher sur le papier chaque moment vécu à L’L, de laisser une trace. Yendi écrit beaucoup, peut pousser jusqu’à l’écriture automatique, celle-ci devenant une matière en soi. Michaël et Jérôme tiennent un journal quotidien, « un compte rendu sensible pour tout archiver ». Ils ajoutent, non sans un clin d’œil à leur sujet (« le jouir ») : « La recherche est de l’ordre de l’obscène (étymologiquement, hors de scène). » De son côté, L’L enregistre et filme uniquement l’ultime échange qui clôt la recherche des artistes. Cette matière appartient aux créateurs et est également archivée au sein de la structure, à titre de mémoire.

Point final. L’après-L’L

La durée illimitée de la recherche risque-t-elle de faire basculer l’artiste-chercheur vers le statut de chercheur au long cours ? Comment arrêter, qu’est-ce qui définit la fin ? Michaël, Jérôme et Yendi sont unanimes : « On sent quand on n’avance pas ou plus, cela apparaît comme une évidence. » Ou encore, complète Yendi : « C’est ce moment où l’on a mis un point à la fin de sa phrase. » Et après ? « Cette matière nourrit, transforme mais n’a pas d’obligation à être montée en production, précise Michèle Braconnier. Nous demandons toujours aux artistes arrivés au terme de leur recherche la façon dont ils désirent la clore. Cela peut être une ouverture publique à L’L ou bien, s’ils désirent monter en production, nous invitons nos partenaires ». Quelle que soit la formule choisie, le partage final constitue un moment incontournable.

Nous l’avons compris, L’L se démarque par la singularité de sa philosophie, que résume à merveille Yendi Nammour : « Il est difficile d’avoir un cadre de travail pour chercher et se perdre ; cet endroit est unique. »


© Alexia Psarolis, 2017

Notes

  1. Cette belle formule est le fait d’Yvain Juillard, artiste résident dont le témoignage a été recueilli dans le livre de Laurent Ancion, A la recherche...
  2. Voir les conditions complètes sur http://www.llasbl.be

Metadata

Auteurs
Alexia Psarodis