© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

De la danseuse à la danse: les plasticiens à l’épreuve de la modernité

Philippe Verrièle

Texte

Si l’on change de perspective, en regardant l’histoire de l’art moderne à partir des préoccupations de la danse, et non le contraire, comme c’est encore fréquemment le cas, une profonde rupture apparaît.

Comme si le fait de s’intéresser à la danse et non plus à la danseuse était pour les artistes la marque d’une entrée consciente dans la modernité.

L’exemple est patent en Allemagne, au moment de l’expressionnisme ; il est aussi sensible en France.


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On pourrait légitimement se demander en quoi les relations entre danse et arts plastiques constituent réellement un sujet. Sinon à aligner, comme il a déjà été fait, quelques poncifs sur l’importance de la transdisciplinarité ou de la collaboration entre les arts, ce qui ne fait guère avancer le débat. En réalité, la danse se passe très bien des arts plastiques et s’est très bien accommodée, et pendant très longtemps, de n’avoir que quelques barbouilleurs disciplinés pour décorer les toiles.

Dans son livre De la manière de composer et faire réussir les ballets (1641), Nicolas de Saint-Hubert précise : « Pour faire un beau ballet, il y a six choses nécessaires : savoir le sujet, les airs, la danse, les habits, les machines et l’ordre, desquelles choses je dirai mon sentiment. » XX

On remarque l’utilisation du terme « composer » et non « chorégraphier », un terme qui n’existe pas encore, et on note l’absence totale de mention du peintre ou du plasticien. On pourrait alors objecter que la préoccupation plastique allait naître avec la conscience de l’art de chorégraphier.
Mais, outre que, sans en savoir le mot, les « composeurs » étaient déjà de réels chorégraphes, il faut souligner l’absence complète des plasticiens dans l’histoire longue de la danse.


Danse et arts plastiques : chacun son territoire

À l’exception des plus éminents spécialistes, qui se souvient du nom de Ciceri, l’éminent créateur des décors de Giselle (1841) ? Pourtant Pierre-Luc-Charles Ciceri, peintre d’une réelle maîtrise, témoigne dans sa composition pour Giselle d’une véritable compréhension dramaturgique du ballet de Perrot-Coralli et du livret de Gautier, tandis que sa fréquentation de Daguerre lui permettait de maîtriser toutes les avancées techniques de l’usage de la lumière de son époque. Son travail plastique constitue une véritable clef de compréhension de ce chef-d’œuvre de l’art romantique de la danse... Et qui s’en soucie? XX

Pour cruel, le constat n’en est pas moins certain, la danse pouvait se poser la question de la musique ou de l’espace, se préoccuper du sujet et du poète, mais elle ne se souciait guère des arts plastiques.
En regard, les arts plastiques se satisfaisaient au mieux de n’avoir avec la danse qu’une relation utilitaire et, au pire, aucune relation du tout. La grande majorité des oeuvres plastiques consacrées à la danse que nous connaissons avant le XXe siècle relèvent de deux catégories principales : d’une part, des oeuvres relatives aux décors et costumes (cartons, esquisses, etc.), d’autre part, des portraits de figures remarquables.
Il peut s’agir de grandes personnalités de l’époque, ainsi le Portrait de la Camargo par Lancret XX, ou de la danse comme élément du pittoresque, telle la Danse champêtre de Watteau. La chose est donc beaucoup plus tranchée qu’en musique – car sur ce point le débat continue – : les arts plastiques vont très bien dans leur domaine et la danse dans le sien sans qu’il soit besoin d’interroger les uns par l’autre et réciproquement.



Le moment de basculement

Et quelque chose change. En 1912 par exemple, l’album de 27 pastels que Jules Grandjouan consacre à Isadora Duncan. Son collègue André Dunoyer de Segonzac avait fait de même en 1910, consacrant un autre de ses albums à Shéhérazade, que venait de donner les Ballets russes. Et puis il y a Rodin, et Bourdelle, et Kupka, et... Force est de constater que quelque chose d’essentiel a changé dans la relation entre les plasticiens et la danse.

Pour mesurer l’enjeu, l’amateur peut revenir à Forain. Louis Henri Forain (dit Jean-Louis Forain 1852-1931), aujourd’hui mésestimé, fut proche des mouvements d’avant-garde et tient une place singulière dans l’histoire de l’iconographie de la chose chorégraphique.

Celui que Toulouse-Lautrec reconnaissait comme son seul maître avec Degas était l’une des figures marquantes du mouvement impressionniste. Proche de Verlaine et de Rimbaud, caricaturiste fameux, il devint une personnalité du Tout-Paris. Il donna dans le dessin nauséeux mais de talent (il créa avec Caran d’Ache le journal Psst... !, ouvertement antisémite).
Il peut être considéré comme le successeur de Degas, mais plutôt orienté vers une morale froufroutante, croquant par le trou du voyeur la danseuse en grande négociation...

Doté d’un véritable coup d’oeil – il ne fut pas l’un des plus grands caricaturistes de son temps pour rien –, d’un sens aigu de la composition et d’un penchant pour la dérision, Jean-Louis Forain peut prétendre au rang de « grand peintre de la danseuse ». C’est à ce titre qu’il permet de comprendre pourquoi le rapport de la danse aux arts plastiques signe de façon irréfragable le passage à la modernité. Que l’on ne se méprenne pas. Pour ses contemporains, Forain incarnait aussi sûrement l’image de la danse que de Segonzac.

Dans un numéro de l’un des premiers magazines d’information intitulé Les Hommes du jour consacré à « La Danse, art de la joie» XX, on relève que l’illustration de couverture est consacrée entièrement à un dessin de Forain (une danseuse penchée vers l’avant, regardant par ce qui semble le trou d’un décor dans un flou froufroutant de tutu fondu dans la grisaille du fond).

Mais dès que l’on ouvre le magazine, un grand article rend hommage à Isadora Duncan, accompagné de grands dessins de Dunoyer de Segonzac. Dans ce journal, il n’y a pas de différence de nature ni de traitement entre les deux approches graphiques : celle qui en reste au sujet pittoresque et légèrement coquin de Forain, et l’autre s’efforçant de saisir quelque chose de l’émotion de la danse.


Ressentir quelque chose de la danse

Afin, là encore, d’éviter les évidences trop fréquemment partagées, il n’est pas directement question de Diaghilev, des Ballets russes, de collaboration entre les arts ni de transdisciplinarité. Duncan danse ; de Segonzac ou Grandjouan XX dessinent. Qu’ils aient pu être follement troublés par le charme de la danseuse libre n’a qu’un intérêt anecdotique. Ils sont saisis par la danse et ne s’intéressent pas du tout à la danseuse, encore moins au contexte pittoresque dans lequel elle évolue. Ils s’en tiennent à la danse.

La modernité se joue dans ce petit espace, juste entre la danse et la danseuse, avant tout dans la question de la représentation. Dans la préface à l’anthologie des écrits sur la danse publiée « en regard de l’exposition ‘Danser sa vie’ (Centre Pompidou, 23 novembre 2011-2 avril 2012) », les auteurs condamnent leur démarche d’office en engageant que « représenter la danse, art de l’éphémère, instant fugitif déployé dans l’espace, apparaît comme une gageure pour les artistes, tout autant que pour les auteurs. » XX

Mais justement, où est-il question de représenter ? Comme si la danse devait se cantonner à n’être qu’une séance de dessin avec poses en mouvement que les peintres et dessinateurs se devaient de saisir dans les meilleures conditions afin de la présenter à nouveau. Ce qui fait la modernité, ce qui se joue dans les dessins de Grandjouan ou de Dunoyer de Segonzac tient justement à ce qu’il n’y est plus question de « représenter » mais de ressentir quelque chose de la danse. Il est passionnant de constater que Grandjouan va continuer à dessiner Duncan même après la mort de celle-ci, comme une invocation puisqu’il n’est plus question de présenter celle qui n’est plus (ni, a fortiori, de la re-présenter).

Dans un domaine esthétique très différent, celui de l’expressionnisme allemand, le même processus se met en place. En effet, on remarque ce phénomène d’engagement du plasticien dans la sensation de la danse chez Emil Nolde et Ernst Ludwig Kirchner. Ceuxci s’intéressent à la danse dès la première décennie du siècle, non plus pour son caractère pittoresque mais pour la puissance de l’expérience existentielle qu’elle procure.

Lorsque Kirchner rencontre Mary Wigman, tout est en place pour leur long et fructueux échange, et il écrit dans son journal : « Il est infiniment stimulant et attirant de dessiner ces mouvements de corps. Je vais en faire de grands tableaux. Oui, ce que nous avons pressenti est devenu réalité. L’art nouveau est là ». On n’aurait pas pu mieux cerner l’enjeu, à défaut de sujet.


© Philippe Verrièle *

* Journaliste, critique, pédagogue et écrivain, Ph. Verrièle est aujourd’hui chargé de la danse pour la Lettre du spectacle. Il a publié plus d’une dizaine d’ouvrages dont le plus récent, Danser la peinture, a reçu le « Prix du meilleur livre de danse 2016 ».



Notes

  1. Saint-Hubert (de) Nicolas (ou Michel), De la manière de composer et faire réussir les ballets, Paris, François Targa, 1641. Réédition en fac-similé, Minkoff, Genève 1993.
  2. On notera une exception notable, à laquelle la présente analyse doit sa référence : l’excellent travail signé par Delphine Demont et feue Wilfride Piollet, intitulé « Du Palmier et de la Willi » et publié dans le Bulletin de la Société Théophile Gautier n° 31, année 2009, p. 143 et suivantes.
  3. Voir sur ce point l’article de Franziska Windt in Le ballet de l’opéra, trois siècles de suprématie depuis Louis XIV. Albin-Michel, Paris 2013.
  4. Les Hommes du jour, Annales Politiques, Sociales, Littéraires et Artistiques. Hors-Série n° 6, janvier 1912.
  5. Il est cependant intéressant de constater que Jules Grandjouan, André Dunoyer de Segonzac, tout autant que Jean-Louis Forain étaient connus pour être de grands caricaturistes, leur activité de plasticiens étant beaucoup moins réputée, du moins de leur vivant. Et il serait possible, avec les réserves nécessaires, de faire le même constat pour Henri de Toulouse-Lautrec.
  6. Christine Macel et Emma Lavigne, « Écrire la danse, quelques repères pour une anthologie », in Danser sa vie, Écrit sur la danse,Éditions du Centre Pompidou, Paris 2011, p. 7.

Metadata

Auteurs
Philippe Verrièle
Sujet
Relations entre danse et arts plastiques
Genre
Essai en esthétique
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, 2016
Droits
© Philippe Verrièle, 2016