© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

La voix et le souffle comme traces. Ce que l’archive sonore dit de Dotremont

Florence Huybrechts

Texte

Au sein de la cohorte des écrivains dont 2022 marque l’anniversaire de la naissance ou de la disparition – pour n’en citer que quelques-uns: Théophile Gautier, Marcel Proust, Jules Romains ou Pier Paolo Pasolini –, Christian Dotremont 1922-1979, bénéficiera ces prochains mois d’un avantageux coup de projecteur.


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À côté de publications et de rééditions d’une série de textes, lettres ou expérimentations graphiques

Les éditions Isti mirant stella rééditent en fac-similé la plaquette Typographismes I, tandis que les Lettres à la reine des murs doivent paraître aux éditions Fata Morgana. La publication d’une anthologie de poésies (Abrupte fable) et d’un recueil de textes sur l’art, la littérature et le cinéma (Dépassons l’anti-art) est également prévue aux éditions de L’atelier contemporain.

l’œuvre du poète et plasticien belge est au cœur d’une exposition organisée conjointement par les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et les Archives & musée de la littérature AML1 .

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Dans la profusion d’archives qu’il semblait intéressant d’exhumer à cette occasion, les plus inattendues peut-être – les moins connues assurément – sont un riche ensemble de documents sonores conservés dans le Fonds Christian Dotremont, que la Fondation Roi Baudouin a placé en dépôt aux AML.

S’y trouvent notamment les enregistrements de portraits et hommages radiophoniques qu’une série d’artistes ont rendus au poète disparu

Ainsi par exemple l’interview de Joseph Noiret réalisé par Anne-Marie La Fère en 1985 (CDMA 02600/0021) ou celle de Frédéric Baal par Jean-Pierre Van Tieghem, en 1987 (CDMA 02600/0022). 

et les traces du travail d’enquête orale qu’a mené Guy Dotremont entre 1986 et 1999, auprès d’anciens intimes de son frère, d’Yves Bonnefoy à l’amour de jeunesse Doris Perrot.


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Outre ces documents posthumes, le fonds rassemble une dizaine d’interviews de Dotremont lui-même, qui revêtent quant à elles la valeur de sources historiques de première main.

Si l’on excepte quelques rares émissions dans les années 1960 – dont le formidable «Scandale lapon» que réalisa Christian Bussy pour la RTB

1969: CDPA 03600/0012/002

l’essentiel des apparitions radiophoniques de Dotremont se concentrent dans les dernières années de son existence, entre 1976 et 1979.

Tandis que sa maladie gagne du terrain et que sa notoriété éclot enfin, reclus à la pension Pluie de roses, à Tervuren, le poète se prête au jeu de l’entretien et répond aux questions de grandes voix de la radio littéraire: le poète et critique Freddy De Vree pour la BRT

cote AML: CDMA 02600/0014/002),

la romancière et productrice Anne-Marie La Fère pour France-Culture

CDMA 02600/0020

le critique d’art Michael Gibson pour Radio-Canada

CDMA 02600/0016

ou encore l’écrivain et plasticien Eddy Devolder pour la RTB

CDMA 02600/0018.

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Ces interviews fixent la parole d’un artiste qui n’a pas signé de Mémoires et auquel est ainsi donnée l’opportunité de porter un regard lucide et rétrospectif sur les étapes de sa création.

C’est l’homme-orchestre de CoBrA qui attire et se confie avant tout, près de trente années après la fondation du mouvement. Déjouant le risque bien réel d’une dépossession

à Devolder: «CoBrA, c’est mon chef-d’œuvre, ce que j’ai fait de mieux»,

il dit le défi qu’a constitué pour lui d’instiller un ordre et une «vision» au sein d’un groupe qui devait vivre de ses contradictions

à de Vree: «c’est le chaos qui a créé CoBrA»

et mûrir d’une formidable spontanéité

«désir, besoin et moteur de CoBrA»);

il dépose son sentiment de dette envers le peintre danois Asger Jorn

à Gibson: «[Il nous a indiqué la voie d’]un dépassement de l’art par l’art lui-même»

et redéfinit fièrement les contours d’un crédo artistique collectif, entre nostalgie et utopie.


Dans d’autres entretiens, il retrace soigneusement la genèse du logogramme.

À La Fère, il clame sa fascination pour les traces ténues et fugitives de la cursive et explique le désir qu’il éprouva de la désencombrer des diktats de la signification pour renouer avec la trace, matérielle et picturale, de l’activité graphique.

À Devolder, il évoque sa décision de rompre avec l’attitude passive et «bureaucratique» de l’écrivain et son engagement à retrouver l’essence chorégraphique de l’écriture, mobilisant le corps de l’artiste 

«il y a quelque chose d’érotique dans la création logogrammatique»


et dans son prolongement, celui du spectateur

«je [le] contrains à une gymnastique»
.


Parfois encore, il détricote ses illusions de jeunesse et revient sur les rapports entre les arts expérimentaux et la politique révolutionnaire, qu’il a de longue date cessé de croire compatibles

«il n’est pas dans la nature de l’art d’apporter de solution sociale, de même que je ne crois pas que la société puisse résoudre les problèmes artistiques».

 

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Ces documents fournissent un précieux appoint pour la compréhension d’une œuvre placée sous le signe de l’expérimentation continue, dont de nombreux jalons ont échappé aux rares velléités de description théorique.

Cela vaut d’une part pour certains pans de la création individuelle de Dotremont – ainsi dans son entretien avec La Fère, il livre des explications tout à fait inédites sur la philosophie du temps et de la matière qui inspira la création des fameux «photologs» (les logogrammes qu’il traça sur ses propres photographies de villes ou paysages).

Cela concerne d’autre part les accomplissements de nature collective: les artistes CoBrA s’étant davantage enorgueillis des projets qu’ils façonnaient que des résultats concrets qu’ils en tiraient, Dotremont prévient Gibson: «Il ne faut pas considérer seulement ce que nous avons réalisé mais aussi ce que nous avons amorcé».

Les archives sonores constituent ainsi un outil exceptionnel pour retrouver la trace de nombreux projets lancés puis abandonnés par l’artiste ou par le groupe, des trouvailles géopoétiques des années 1950

les «films topographiques» ou l’«Atlas psychologique universel» à la fresque monumentale de Cobra-forêt, dont Dotremont conçut les plans tout au long des années 1960.



Si des archives manuscrites, brouillons et conduites d’émission, conservées dans le Fonds Dotremont attestent un certain contrôle du dispositif médiatique, la parole de l’entretien s’affirme dans sa puissance spontanée, qui fait le sel de ces documents: entre les pans de discours proférés avec l’aplomb de la lecture et l’assurance de la répétition, surgissent les silences, les hésitations et menus trébuchements, indices d’une pensée en mouvement, stimulée par la maïeutique de l’échange oral.

De minute en minute et d’une conversation à l’autre, Dotremont précise sa pensée, la corrige («non, ce n’est pas cela») et la soumet à mille tours et détours, qui feraient le délice des généticiens. Pas moins celui des stylisticiens: cette langue impromptue est toujours-déjà poétique et joue des métaphores comme des sonorités

«le destin misérable… le festin formidable de CoBrA». Entretien avec Freddy de Vree, «In Vivo Veritas», 1976: CDMA 02600/0015.



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L’espace de l’interview révèle du reste un versant inédit du logogramme, qui offre, par-delà sa perception visuelle, naturellement première, et sa compréhension littéraire, la possibilité d’une vocalisation. Dans la plupart des entretiens qu’il accorde à la radio, Dotremont insère ainsi la lecture d’une ou deux de ses œuvres logogrammées, prolongeant la danse de l’écriture de sa diction rythmique et inspirée.

À défaut de logogramme, il récite parfois un texte de prose poétique ou en confie la lecture à un comédien

Ainsi Jean Rovis (Rowies) récite-t-il les textes «Vivre en Laponie» et «Pour Sevettijärvi» dans l’émission Le Scandale lapon, déjà citée, 


quand il ne cède pas tout bonnement le micro aux musiques et chants traditionnels lapons, choisis parmi les titres de sa modeste collection discographique.

 

Parce qu’ils misent à la fois sur la valeur intime de la confidence et sur la construction d’une image, ces documents viennent renforcer le récit de l’anti-establishment qu’a longtemps porté l’artiste (référant à la réaction amusée d’un Lapon qui le surprit un jour à tracer des logoneiges, il ricane: «c’est le seul vernissage d’exposition auquel j’aie participé») et la mythologie de l’ermite affaibli, retranché dans ses modestes quartiers de Pluie de Roses.

À l’entame de l’entretien de Devolder, on entend le journaliste composer le numéro de la pension et, après quelques bip, Dotremont: «Allô? Oui, ça va, très fatigué».


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Bien plus que les émissions radiophoniques, deux archives sonores offrent un éclairage inédit sur les coulisses de la création dotremontienne: les enregistrements captés respectivement par la jeune Jette Draps-Bryde (qui travaillait à l’hiver 1973-1974 à l’écriture d’une thèse sur CoBrA

CDMA 02810/0002. ) et par l’assistante du docteur Frans van den Bremt, qui s’affairait à la préparation d’un numéro de la revue culturelle De Periscoop XX A 03600/0014.


L’auditeur (certes non convié) accompagne le mouvement de la visite, s’émerveille des bruits de fond (le tic-tac du réveil, le passage des trams sur l’avenue de Tervuren ou le chant des oiseaux) et suit un poète essoufflé balisant l’espace pourtant étriqué de sa «carrée» et de sa mansarde («il n’y a vraiment pas de place»).

Tandis qu’il répond aux sollicitations des enquêteurs intrigués («qu’est-ce que c’est?»), Dotremont ouvre un accès inespéré aux accessoires les plus intimes de son inspiration poétique: sa collection de petites écritures dont il sort un ticket d’addition griffonné par un épicier anglais («plus vite on doit écrire, plus on crée de formes»), les numéros de sa revue Strates, les cartes postales qu’il reçut de Michel Butor, son fameux bonnet lapon ou le morceau de bois avec lequel il avait l’habitude de tracer ses logoneiges.

 

Là, réside la beauté paradoxale de ces instantanés sonores, où l’on perçoit l’artiste à bout de souffle, mais qui offrent simultanément un espace à la reconquête d’une voix.

Quelques-unes des archives évoquées dans cette chronique seront proposées à l’écoute lors de l’exposition aux Musées royaux; une façon de réaffirmer que la littérature, si elle se lit et se donne à voir, s’écoute tout autant.




© Florence Huybrechts, revue Le Carnet et les instants n° 211, 2e trim. 2022, Bruxelles



Note 1Exposition «Christian Dotremont, Peintre de l’écriture»
jusqu'au 7 août 2022
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles
fine-arts-museum.be



 

Notes

  1. Exposition «Christian Dotremont, Peintre de l’écriture» jusqu'au 7 août 2022. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence 3. Bruxelles

Metadata

Auteurs
Florence Huybrechts
Sujet
Christian Dotremont. artiste. Exposition 2022 Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Genre
Chronique artistique
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants n° 211, 2e trim. 2022, Bruxelles
Droits
© Florence Huybrechts, revue Le Carnet et les instants n° 211, 2e trim. 2022, Bruxelles