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Les Carnets d’un médecin de village (1944) par Louis Delattre

Rony Demaeseneer

Texte

C’est un conteur-romancier qui a l’âme du poète, l’intelligence du penseur
et le tempérament du fin moraliste.
Georges Doutrepont

Certains livres n’ont pas la chance de passer à la postérité. Relégués en notes de bas de page, absents de la plupart des anthologies, méconnus, presque oubliés, plusieurs titres méritent pourtant de figurer en meilleure place dans l’index des œuvres citées. Une chronique pour redécouvrir certains de ces ouvrages perdus de vue…

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Médecin, essayiste, romancier, revuiste et homme de radio né à Fontaine-l’Evêque en 1870, Louis Delattre est avant tout un humaniste. Les personnages qu’il a campés sont à son image : lucides, sensibles, mus par un hédonisme modéré parfois teinté de fatalisme, mais toujours vivants et curieux. Curieux surtout des passions humaines que notre homme observe méticuleusement, en scientifique mais aussi en peintre réaliste usant d’un trait fin et précis pour rendre « ce petit ballet d’âmes », selon l’expression d’Albert Giraud. Un observateur aguerri pour qui écriture et médecine sont indissociables ! Caducée littéraire qui le relie à cette famille d’auteurs maniant, avec autant de dextérité, le scalpel et la plume. Dans le grand hôpital des Lettres, Delattre n’a pas à rougir ! Son cabinet de consultation jouxte assurément celui de Duhamel, Ghéon, Mondor ou Doyle.

C’est à l’athénée de Charleroi que le jeune Delattre, inscrit pourtant en section scientifique, va écrire ses premiers textes et poèmes, encouragé par l’un de ses professeurs, Eugène Hins, qui le mettra quelques années plus tard en contact avec les caciques de la Jeune Belgique, Max Waller et consorts. En attendant, il compose plusieurs sonnets qu’il publie çà et là. Il se tâte, se cherche. En 1888, il fait paraître un premier livre, Croquis d’écolier, chez l’éditeur montois Hector Manceaux, dans lequel il décrit, de manière encore naïve, la vie d’un collégien wallon. Mais les bases sont là, une inspiration régionaliste, une acuité dans les descriptions et une ironie légère qui irrigueront les futurs recueils de contes dont il se fera une spécialité. Les titres déjà donnent le ton, Contes de mon village. Mœurs wallonnes (1890), Le jeu des petites gens en 64 contes sots (1908), Contes d’avant l’amour (1910), Contes du petit verger (1927). Mais à présent, le jeune homme doit trouver sa voie (voix !). Il déménage à Bruxelles et, après une année d’études vétérinaires, on le retrouve inscrit à la faculté de médecine de l’Université libre de Bruxelles. Étudiant consciencieux, il poursuivra de front les deux activités que Tchekhov résume parfaitement : « La médecine est mon épouse, la littérature ma maîtresse ».

Les écrits de Delattre s’appuient sur une philosophie de l’« intimisme » en prise avec le réel et le monde. Une écriture saine, terrestre, terrienne qui est à l’image de sa pratique médicale, objective et rigoureuse. Si son style est maîtrisé — parfois trop ? — il ne dédaigne ni l’humour ni, à l’occasion, une veine merveilleuse que l’on déniche par exemple dans les Contes d’avant l’amour (1910). Parfois débordante de vocables anciens, voire dialectale, sa prose n’en reste pas moins précise, chirurgicale même par endroits comme dans la nouvelle Le cœur de Mandoux, figurant dans le recueil Les carnets d’un médecin de village (1944) : « En examinant son cadavre, je remarquai que la carotide primitive gauche était sectionnée à la hauteur de sa bifurcation, et rabattue vers la poitrine, aussi bien que si Mandoux l’avait patiemment disséquée. »
On se croirait presque, à la lecture de ce passage, dans la dernière enquête d’un profiler à la mode. Rappelons simplement que le texte date de 1910 ! Un ton moderne, un vocabulaire parfois désuet, une sensibilité pour les gens et les choses, une modestie aussi, voilà sans doute ce qui donne l’accent Delattre. N’oublions pas non plus l’ironie fine de notre homme, comme ici dans la description qu’il fait du personnage de Plus est en vous (1933), un double sans aucun doute : « Pour le physique, le docteur Fauret était un petit homme touchant la soixantaine […] il avait le nez plat, les yeux bridés et vifs, les oreilles pointues de Socrate qui tant dégoûtaient encore Nietzsche après 2 300 ans […] Fauret, amateur passionné de jardinage, passait en effet exclusivement dans son courtil, mi-potager, mi-verger, sis au bord de la rivière, les loisirs que lui laissait l’exercice d’ailleurs passionné de son art. »
Renommée médicale et succès littéraires s’enchaîneront rapidement.

En 1935, Delattre est nommé directeur de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. À ce titre, il rédige une très belle allocution adressée à Paul Claudel qu’il reçoit pour une conférence sur Verlaine et la Belgique. Il sera également invité, à Paris, aux festivités de commémoration du troisième centenaire de la fondation de l’Académie française. C’est Marcel Thiry qui lui succédera.


Au soir de sa vie, l’auteur, installé dans le potager de sa maison bruxelloise, donnera un ultime recueil naturaliste, Le canari. Petits Contes d’animaux (1938). La littérature aura été l’affaire de sa vie bien sûr, mais, plus que tout peut-être, c’est la proximité avec la nature, une connexion tellurique qu’il aura cherchée jusqu’à la fin. Il l’écrit dans Le fil d’or : « […] avec tous tes livres, tu es devenu innocent au point de ne pouvoir plus faire le moindre bout de culture sans guide. » Le 18 décembre 1938, le docteur Delattre s’éteint soudainement dans un taxi bruxellois qui le ramenait à son domicile.




À propos de Louis Delattre
Louis Delattre (1870-1938) présenté aux Fontainois, Yves Robert, édit. Robert, Fontaine l’Evêque,1970.
Delattre, Docteur de l’intimisme, Bruxelles, Hugues Robaye, Phare Papier, coll. « Études mayaques », 2009.


© Rony Demaeseneer, revue Le Carnet et les instants 202, 2e trimestre 2019



Metadata

Auteurs
Rony Demaeseneer
Sujet
Auteur Louis Delatrre.
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants n° 202 - 2e trimestre 2019
Droits
© Rony Demaeseneer, Le Carnet et les instants 202, Avril-mai 2019