© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Musique et théâtre

Patrick Delcour

Texte

 On peut dire, sans trop se tromper, que le théâtre wallon connaît ses débuts au 18e siècle, si l’on excepte l’une ou l’autre «moralité» (vers 1630) et quelques dialogues (pasquilles, paskèyes dialoguées), qui ont peut-être été représentés sur scène. La production dialectale est une production d’appoint. Les lettrés de chez nous s’exprimaient en français et appréciaient la littérature française, bien que le théâtre français du grand siècle ne se soit répandu que tardivement et lentement chez nous.

C’est plutôt le goût naturel des Liégeois pour la musique qui va apporter au théâtre wallon ses premiers essais. Mais quels essais! Un coup de génie. Il s’agit évidemment des quatre livrets d’opéras (réunis sous le nom de «Théâtre liégeois», «Tèyåte lîdjwès») mis en musique par l’excellent musicien Jean-Noël Hamal (1709-1778).

Au 18e siècle, Liège peut être considérée comme un pôle musical important. La vie musicale est centrée autour de la cathédrale Saint-Lambert et de ses huit collégiales. Les musiciens les plus doués bénéficient de bourses afin de se perfectionner à l’étranger, en Italie, le plus souvent. Ainsi, dès 1721, le Collège liégeois Darchis à Rome (Fondation Darchis) est parmi les premières fondations à encourager les jeunes musiciens.

À Liège, les représentations d’opéras italiens récents se font entendre et notamment en 1753, la célèbre Serva padrona (Servante maîtresse) de Pergolèse. Hamal fait le voyage en Italie et parachève ses études à Rome. Il étudie naturellement les opéras napolitains et connaît peut-être les compositions de ce compositeur inventif, Adriano Banchieri, qui compose en 1605 sa Barca di Venezia per Padova, comédie madrigalesque qui réunit lors d’un voyage en barque de Venise à Padoue, les personnages les plus bigarrés [v. mon article: «L’Opéra et le wallon, Li Voyèdje di Tchôfontinne dans son contexte», dans Mémoire wallonne, 12, Liège, SLLW, 2008, p. 57-70]. ­

Sous le règne du prince Jean-Théodore de Bavière (1744-1763), des réunions littéraires se tiennent toutes les semaines chez le chanoine Simon de Harlez, lui-même bon poète et musicien à ses heures. Dans son salon, se réunit l’intelligentsia de la cité. C’est le germe de la Société libre d’Émulation qui sera fondée en 1779.
Dans ce salon, se donnent aussi des concerts et c’est là que Jean-Noël Hamal va rencontrer les librettistes de ses opéras: Simon de Harlez en personne, Pierre-Robert de Cartier de Marcienne, bourgmestre de Liège en 1768, Pierre-Grégoire, baron de Vivario, bourgmestre de Liège en 1769 et 1779 et Jacques-Joseph Fabry, plus connu sans doute, car il prit part à la révolution liégeoise, bourgmestre de Liège en 1770, 1783, 1789 et 1790.




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À cette époque, on peut le constater, les nobles, le haut clergé et la grande bourgeoisie liégeoise parlent encore le wallon. En effet, ce n’est qu’à partir de la fin du 18e siècle que l’on constate le lent déclin du dialecte dans les classes aisées de la population. Nos quatre auteurs s’unissent pour composer le premier opéra, sans doute le plus connu, Li Voyèdje di Tchôfontinne.

Le premier acte est représenté aux concerts de l’hôtel de ville le 23 janvier 1757, le deuxième acte, le 16 février de la même année et le troisième, quelques jours plus tard, le 25 février.
Suivent alors Li Lîdjwès ègadjî, paroles de Fabry, représenté le 14 avril, Li Fièsse di Hoûte-s’i plout, paroles de Vivario, le 8 décembre et enfin Lès-Ipocondes, paroles de Simon de Harlez, représenté le 17 février 1758. Ce sont ces 4 pièces qui forment ce qu’on appelle le «Théâtre liégeois» v. note 1 en bas de texte

Li Voyèdje narre le voyage dans la barque de Djirå, où Tonton et Adîle, deux bouchères de la halle, sont déjà installées et s’impatientent. Mais on attend la harengère, Marèye Bada, qui arrive tout essoufflée. Un nouveau personnage embarque. C’est le caporal Golzau, individu précieux et prétentieux, dont le langage oscille entre le wallon et le français, personnage si caractéristique de notre littérature dialectale. Toute la société débarque à Chaudfontaine au début de l’acte II.
On se baigne. Golzau tombe amoureux de Tonton. Le dîner va être servi. Tous ont grand-faim à l’acte III. Mais les mets servis sont décevants, ce qui entraîne de nombreux bavardages. Néanmoins, tout se terminera dans l’allégresse générale.

Quelques remarques s’imposent.
Tout d’abord, ce qui est le plus probant, c’est certainement le désir de Jean-Noël Hamal, grand musicien de la cathédrale Saint-Lambert, d’avoir voulu créer un véritable opéra liégeois (comme il existe un opéra dialectal napolitain, par exemple).
Cela dit, ce «théâtre liégeois» ne devait pas connaître de lendemains. Pour les lettrés qui l’avaient composé, ce fut sans doute un jeu dont le succès dépassa probablement leurs prévisions. Ils n’écrivirent plus de nouveaux opéras comiques. Nous devons tout de même citer Li Målignant, petit opéra-comique de l’abbé Hénault datant de 1789.
Enfin, pour des raisons difficiles à comprendre, ces opéras sont peu à peu tombés dans l’oubli. Il n’existe aucun enregistrement récent, bénéficiant d’un orchestre baroque et d’interprètes dignes de ce nom, à ce jour. Sans doute, peut-on trouver des réponses dans l’absence de réels projets artistiques parmi les grandes institutions culturelles wallonnes depuis longtemps?

Il faut attendre un autre événement significatif pour voir la production du théâtre wallon évoluer de manière notoire: la création en 1856 de la Société de langue et de littérature wallonnes (SLLW), qui parmi plusieurs objectifs (littéraires, philologiques, grammaticaux), crée un concours dramatique.

La première pièce à être couronnée lors de ce concours, fut Li Galant dèl sièrvante d’André Delchef (1834-1902). «Le sujet est plaisant. Une servante profite de l’absence de ses patrons pour régaler son amoureux d’un bon repas ; mais une robe de chambre, endossée par l’amant et dans la poche de laquelle celui-ci a oublié certains objets appartenant à son maître, un ami de la maison, fera croire à Monsieur que Madame soupçonnera Monsieur de n’être pas tout à fait fidèle tandis que Madame soupçonnera Monsieur de recevoir des billets doux. Les quiproquos ne feront que croître au second acte jusqu’au moment où l’on découvrira que l’individu enfermé dans une providentielle armoire n’est pas du tout un soupirant de Madame, mais le promis de sa servante.» 2

Tout cela ressemble furieusement au théâtre de Labiche. Delchef imite Labiche, mais l’auteur wallon adapte les situations aux conditions de vie et de la scène locales. Le phénomène constaté pour les opéras-comiques du 18e siècle se reproduit ici: un certain esprit français, épris de finesse et de style. Suivront Lès Deûs Nèveûs (1859) et Pus vîs, pus sots (1863).

Autre événement: création du Caveau liégeois en 1872 (caveau venant de cave (à vins), à vocation littéraire et musicale, fort en vogue à Paris, fin 19e). Le caveau va fournir nombre de pamphlétaires et de chansonniers, mais aussi des auteurs dramatiques (Toussaint Brahy, Dieudonné Salme).

L’art dramatique wallon ne se distingua guère dans les années qui suivirent la création du concours organisé par la SLLW. Mais survint enfin le chef-d’œuvre inégalé: Tåtî l’pèriquî (Gauthier le coiffeur) d’Édouard Remouchamps, œuvre présentée audit concours de la Société, comédie-vaudeville en trois actes et en vers. Une révélation!

Édouard-Maurice Remouchamps naquit à Liège le 14 mai 1836 et mourut à Grivegnée le 1er novembre 1900. Ses premiers essais littéraires sont des contes, des élégies à la mode du temps, des poèmes à thèse morale ou sociale. Il faut attendre ses œuvres dramatiques pour que son nom soit reconnu: Li Sav’tî (1859), Lès-Amoûrs da Djèrå (1878) et enfin Tåtî (1885).

La trame de Tåtî n’est pas d’une originalité confondante: un barbier grisonnant, amoureux d’une jeune fille, se fait mystifier par son jeune rival, employé au journal local, qui fait croire au vieux prétendant qu’il a gagné le gros lot à la loterie. Tåtî va prendre son rêve pour réalité et changer son genre de vie du tout au tout.
Le retour sur terre n’en sera que plus désarmant «Savez-v’ bin qwè Tonton? (Tonton: sœur de Tåtî), Alez’ ripinde l’èssègne!».

Ce n’est pas l’histoire qui est grandiose, mais le style. Il y a chez Remouchamps quelque chose de moliéresque. La puissance d’observation, la facilité scénique, l’aisance de la versification en font un classique du genre. La langue, aussi, soigneusement choisie pour mettre en valeur le parler local, est d’une saveur jamais égalée auparavant.
Tåtî s’essayant à parler français (acte II) renvoie à la tradition de ces personnages ridicules qui se donnent des airs et qui remontent au personnage de Golzau (Li Voyèdje di Tchôfontinne).

Tåtî reçut un succès triomphal. La pièce fut jouée partout en Belgique: Anvers, Bruxelles, Gand, Louvain, Ostende. Elle fut même représentée à Paris (il existait, jusqu’il y a peu, à Paris, une société «Les Wallons de Paris»). Des vers entiers devinrent des proverbes ou spots: «C’èst dèdja lu qu’èst tot, èt Pènèye n’èst pus rin», ou certaines répliques entrèrent dans le parler courant: mi p’tit cint-mèye!

Le triomphe de la pièce suscita à Liège et dans les autres villes wallonnes un véritable engouement pour les œuvres dramatiques qui vont devenir légion: de 1885 à 1910, on dénombre environ deux mille pièces. La qualité ne sera pas toujours au rendez-vous, le public, si, toujours plus nombreux. En 1890, sera créé, à Liège, par Victor Raskin, le premier Théâtre wallon régulier.  3




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Après le succès de Tåtî, le vaudeville à couplets (retenons bien ceci), ou la comédie à quiproquos va s’imposer partout: Dieudonné Salme, Alphonse Tilkin, Henri Baron, Maurice Peclers, Victor Carpentier et tant d’autres…
Nous pourrions aussi citer Clément Déom, Simon Radoux, Théophile Bovy, Georges Ista qui vont composer bon nombre de charmantes comédies en prose… Joseph Durbuy (Pî d’ poye), Geoges Ista (Mitchî Pèkèt) ou encore Henri Hurard (Ås vérts volèts), vont s’orienter vers le drame plus sérieux qui requiert plus de psychologie…

On trouve également toutes ces caractéristiques (aspects anecdotiques, effets comiques) dans toute une série d’opéras-comiques ou d’opérettes qui sont parfois restées très populaires jusqu’à aujourd’hui. Il faut pourtant réserver une place toute particulière à Joseph Duysenx (1878-1965) qui, bien que délaissé par la critique universitaire, fut un véritable génie, moins par ses livrets, sans doute, que par sa musique. Souvenons-nous que le théâtre wallon a toujours été intimement lié à la musique, qu’il s’agisse de véritables opéras ou de vaudevilles à couplets. L’œuvre de Joseph Duysenx compte 1.189 opus!  4

Comme pour le vaudeville, les compositeurs wallons vont être grandement influencés par les opérettes françaises (pensons, par exemple, aux compositions d’Audran, La Mascotte, de Ganne, Les Saltimbanques, de Planquette, Les Cloches de Corneville, qui connaissent un énorme succès et sont fréquemment jouées à Liège). Des œuvres comme Li Cuzin Bèbèrt et Li Mårlî de Duysenx, sont très proches, stylistiquement, des opérettes de Ganne ou de Planquette, par exemple: l’ouverture avec reprise des principaux airs, les ritournelles qui précèdent et terminent le chant, la complexité harmonique, la ligne mélodique.

La première œuvre qui va vraiment connaître le succès, voire le triomphe, c’est évidemment l’opérette Li Cuzin Bèbèrt, opérette wallonne en deux actes, dont J. Duysenx écrit le livret et la musique. La direction du Théâtre communal wallon, à la lecture de la pièce, est mi-figue, mi-raisin: elle trouve l’intrigue stéréotypée et commune: une histoire d’amour perturbée par la jalousie. Ces premiers lecteurs qui sont les responsables du théâtre n’ont pas encore entendu la musique qui est l’élément essentiel de la pièce.

Créée le 5 novembre 1911, cette œuvre obtint un tel succès qu’elle ne quitte plus l’affiche et qu’elle demeure toujours au répertoire à l’heure actuelle. Suit Li Mårlî (le chantre qui accompagne le prêtre et non «le sacristain»), en 1913, qui connaît autant de succès. Survient la guerre de 1914, qui n’empêche pas Duysenx d’écrire Vî sot, opérette en un acte et quatre personnages en 1916.

C’est aussi la date de composition pour Amoûrs di prince, opéra-comique en un acte, peut-être l’œuvre musicalement la plus accomplie de notre compositeur. Nous citerons encore Li Docteûr Macasse, grande opérette wallonne en trois actes, créée au théâtre du Trocadéro le 9 mai 1919. La carrière de Joseph Duysenx se poursuivra jusqu’en 1961.

On regrette évidemment que certaines compositions soient restées dans les cartons et on peut se demander pourquoi. Deux voies sont à explorer. D’une part, le surcroît de moyens que réclamait Duysenx pour ses opérettes va dissuader les théâtres dialectaux de les monter (orchestre trop important, nombreux solistes, partitions difficiles).

D’autre part, le style classique du compositeur était de plus en plus concurrencé par le style «jazzy» ou par «l’exotisme» très à la mode dans l’entre-deux-guerres: pensons tout particulièrement aux opérettes de Maurice Yvain ou même, plus tard, à celles de Francis Lopez. Nombre de compositeurs wallons vont s’inspirer de ces œuvres et de cette esthétique nouvelle et obtenir, chez nous, de francs succès: Batta, Bastin, Depas, Ponsen, etc. [v. mon article: «L’Œuvre lyrique de Joseph Duysenx», dans Mémoire wallonne, 19, SLLW, Liège, 2016, p. 9-19].



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Avant de poursuivre notre inventaire chronologique des œuvres, poursuivons sur la voie lyrique en parlant de Piére li houyeû (Pierre le Mineur) d’Eugène Ysaÿe (1858-1931). En effet, comme d’habitude, la critique littéraire s’est montrée extrêmement discrète à propos de cette œuvre alors qu’il s’agit d’un monument: un grand opéra vériste wallon d’un violoniste et compositeur célèbre dans le monde entier. L’œuvre, soi-disant perdue, n’était pas bien loin… dans les collections de la Bibliothèque royale de Bruxelles! 5

Pour le musicologue américain Philip Sisto, Piére li houyeû est le chef-d’œuvre d’Eugène Ysaÿe. Il écrit texte et musique. La première de l’opéra a lieu à l’Opéra de Liège le 4 mars 1931. La Reine Elisabeth, qui était devenue son élève, était présente. Elle était accompagnée du Gouverneur Picard et du Bourgmestre Xavier Neujean. La propre cousine d’Eugène, Yvonne Ysaÿe, chantait le rôle d’Amélie, le rôle de Piére étant tenu par le ténor Alfred Legrand, Djåke par le baryton Jacques Jeannotte. 6  
Le directeur du Théâtre Royal, Gaillard, dirigeait.

L’argument de l’opéra s’inspire d’un incident réel survenu en 1877 lors d’une grève de mineurs dans la région liégeoise. Au cours d’échauffourées avec la police, des coups de feu furent tirés. La femme d’un contremaître se précipita pour saisir une grenade qui avait été déposée dans les bureaux par un gréviste. Mais la grenade explosa et elle fut tuée. L’opéra suit plus ou moins cette trame en y incorporant, bien entendu, une histoire d’amour entre Amélie et Piére.

La genèse de l’œuvre est difficile à déterminer. On sait qu’Ysaÿe était à Liège lors des grèves et fameux incidents de 1877.

Mais au-delà de cette connexion probable avec l’inspiration initiale de l’opéra, on ne possède aucun élément précis concernant l’élaboration de la composition. Des esquisses qui se trouvent au Conservatoire de Liège offrent des informations intéressantes quant au mode de composition. Il en ressort qu’Ysaÿe aurait composé son opéra par séquences, parallèlement aux points culminants du drame (numéros choraux, duo Amélie/Piére, aria Piére).

Il semblerait aussi qu’il ait créé une grande partie du livret et de la musique simultanément. Il ne lui restait plus alors qu’à remplir les interstices entre les scènes principales grâce au matériel thématique, un peu comme Wagner pratique le leitmotiv.
[v. mon article: «À propos de Piére li houyeû d’Eugène Ysaÿe», dans Wallonnes, 1er trimestre 2006, p. 8-12].




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Un autre monument: Henri Simon (1856-1939). Henri Simon est considéré comme le classique par excellence de la littérature wallonne: en poésie, avec son recueil Li Pan dè bon Diu, ses nombreux poèmes (Li Mwért di l’åbe), par ses traductions de quelques odes d’Horace, et par les sept pièces de théâtre qu’il compose de 1886 à 1919. Henri Simon s’orienta tout d’abord vers les lettres classiques à l’Université, mais c’est la peinture qui l’attirait. Il suivit pendant plusieurs années les cours de l’Académie des Beaux-Arts. Il délaissera peu à peu la peinture pour s’occuper du Musée de la Vie wallonne et de son œuvre littéraire. Au théâtre, il s’associe tout d’abord avec Sylvain Dupuis  7  pour créer un petit opéra (un de plus): Coûr d’ognon.



Dans Li Bleû-bîhe (le pigeon ardoisé), en un acte (1886), il stigmatise les colombophiles, dans Sètche, i bètche! également en un acte (1890), les pêcheurs à la ligne. Il nous donne encore Brique èt mwèrtî (1890), À chaque Marihå s’ clå, (1902), Li Neûre Poye (1893, pièce folklorique en deux actes) et Janète en deux actes (1911), petite histoire d’une mère intrigante parce que trop ambitieuse pour son fils.


Mais Simon est surtout le «traducteur» du Tartuffe de Molière: Djan’nèsse (1919)   9 .

Traduction, adaptation, voilà également un genre fort en vogue dans le théâtre wallon: on ne compte plus les adaptations, plus ou moins réussies, de pièces françaises à la mode (le plus souvent des pièces de boulevard).
La genèse de l’œuvre est complexe. En fait, Simon remania tout d’abord le texte d’un Djan’nèsse 10  édité par un confrère, Toussaint  11.

Après l’avoir remisé dans ses tiroirs, Simon s’en ressouvint et le retravailla, puis, finalement, décida de reprendre tout l’ouvrage. «Reste la question fondamentale, qui est de savoir ce qu’est en définitive le Djan’nèsse d’Henri Simon  12 .

Un Tartuffe liégeois capable de faire oublier l’autre? Un exercice de style? On hésitera avant de trancher. Je doute que ces cinq actes en vers n’entrent jamais au répertoire du théâtre wallon.

Quant à n’y voir que le tour de force accompli par un poète-philologue tenant en mains les ficelles de la langue, c’est méconnaître la vertu d’invention – de recréation, qui fait du texte traduit une œuvre nouvelle qu’on lit pour son plaisir.

On pourra toujours dire que Molière en wallon, ce n’est plus Molière, comme Simon dans Molière, ce n’est plus Simon. Vain débat. La juxtaposition des deux pièces fait ressortir, non la supériorité d’une langue sur l’autre, mais plutôt leur autonomie distincte. Sauf en quelques endroits où le dialecte n’a pas accès, le wallon aurait tort de sous-estimer ses possibilités.

Le coude-à-coude qui rapproche le vers de Molière et le vers de Simon a pour conséquence de repousser les limites que l’on voudrait assigner au wallon. La preuve de sa richesse, de son vocabulaire avec les valeurs qui s’y attachent, l’ampleur de ses moyens d’expression, n’est-ce pas là, en fin de compte, la leçon de Djan’nèsse?»  13



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Le théâtre wallon se diversifie. Impossible d’être exhaustif, ce n’est d’ailleurs pas notre but, mais on pourrait encore citer Jean Lejeune, Li Grimbiè Molin, Ås treûs vîs-omes , Joseph Durbuy, Henri Hurard, Georges Ista, déjà cités, et certainement Joseph Vrindts, surnommé «Prince des poètes wallons», surtout connu pour ses poèmes lyriques, ses romances, auteur d’un roman Li Pope d’Anvers. De ce roman, il adaptera une pièce qui porte l’adultère à la scène: Madame Nonård.

Il faut aussi mentionner son Sièrmint da Grétry (1908) où Vrindts poétise le départ du compositeur de sa ville natale.

En 1930, se crée l’Union culturelle wallonne qui a pour but d’encourager et de valoriser le théâtre d’amateurs en langue régionale. Suit un concours: la Coupe du Roi Albert 1er qui débute deux ans plus tard, soit en 1932.

Ce concours se déroule toujours de nos jours. Le Brabant a remporté 10 fois le challenge, le Hainaut 25 fois, Liège 36 fois, le Luxembourg 6 fois et Namur 6 fois également.
C’est dire si cet événement a particulièrement motivé les dramaturges de tout bord! Les auteurs vont se succéder, certains, dont nous allons parler, avec originalité et dextérité, mais plus de miracle!


Le poète le plus doué, Jules Claskin (1886-1926) 14  n’a rien donné au théâtre, Joseph Mignolet (1893-1973) 13 , très prometteur, a vu sa carrière interrompue par les faits que l’on sait . Le théâtre wallon va alors explorer tous les genres (psychologique, poétique, dramatique, policier, burlesque, absurde, musical) sans vraiment parvenir à la «maestria».

Bien sûr, les auteurs ne manquant pas de qualité sont légion et nombreuses sont les œuvres très intéressantes, voire excellentes. Voici un petit répertoire non exhaustif des principales pièces que nous pourrions découvrir.

- Beauduin, Théo et Duchatto, Michel: Tchantchès (1931)  15 , On clér dimègne (1932)
- Bernard, Gabrielle (Namur): Flora dal Hoûlote (1949)
- Calozet, Joseph et Guillaume, Jean (Namur): Li Djèsse da sinte Juliène (1946)
- Deneubourg, Alphonse (Ath): Martine (1952)
- Derache, Charles-Henri: Lazare (1938), Mi tchår èt mès-ohès (1952), On lêd vî ome (1954), Brigite di Glèce (1958)
- Dewandelaer, Franz (Brabant): Lès Deûs Rèves (1933), Bouquèts dèl nût´ (1934), El Tchanson du Grisou
- D’Inverno, Jenny: Antigone (1957)
- Duchatto, Michel: Electre (1957)
- Launay, Marcel: Li Tchant dè côr (1931)
- Maquet, Albert: Ratakans mès-èfants (1951)
- Martin, Marcelle: Dismoûre po viker (1970), Li Bèle Lîdjwèsse (1975)
- Masset, François: Lès Monteûs (1942), Årîre-såhon (1963), L’Anna-Belle (1965), In-amoûr come li nosse (1965), Al saminne dès qwate djeûdis (1976)
- Mignolet, Joseph: L’Avièrdje di pîre (1922), Lès Sabots d’ôr (1932), Li Vôye qui monte (1933), Milionêre (1935)
- Morayns, Jacques: Li Diâle èt l’Amoûr (1972), Blanc Noyé (1973), Madame èst mwète (1974)
- Noël, Louis (Centre): Mène (1936), Madame Zidôre (1949), L’Ingrènadje (1957)
- Nulens, Théo: Habote (1948)
- Petithan, Eugène: Oûy, nos djouwans Otello (1966)
- Radoux, Simon: Li Lèçon dès cwårdjeûs (1933)
- Rathmès, Jean: Li Bati (1960)  16  , L’Èfant so l’ teût (1972), L’Aili rèye (1961), Lès Vwès dèl nut´ (1961) , Hoûte on pô Diogène
- Raveline, Henri (Borinage): Bablute, Chonq èp’titès gnotes (1934)
- Servais, Jean (Namur): Toûrnikèt (1956)
- Simonis, Georges: Trop p’tit coûr po tant d’amoûr (1976)
- Staquet, Marius (Mouscron): Amours de vacances (1969), Lès Treûs Mousquetaires (1975)
- Trokart, Nicolas: L’Ourbîre (1930), Lès Leûps (1931), Po d’vôrcer Bèrtine (1932), Li Tére (1933), Deûs prétins (1938), Å d’zeû d’l’amoûr (1947)
- Van Cutsem, Henri (Charleroi): Tintin (1929)
- Warnant Léon: Li Dictateûr (1960)




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Nous pourrions parler de la production actuelle constituée essentiellement d’adaptations de comédies françaises (un exemple entre mille: Dj’î so, dj’î dmeûre, adaptation par Raymond Évrard de la célèbre pièce J’y suis, j’y reste de Vincy et Valmy). 

On doit citer Jean Targé, Jean Heselmans, Nicole Goffart et Yvonne Stiernet.

Il est dommage que Jean-Denys Boussart (1940-2017), président du Caveau liégeois, n’ait pas davantage écrit pour le théâtre. Il y a bien Li Grande Cîzète (1971) et quelques autres compositions ainsi que des pièces pour marionnettes.  17  

Il en va de même pour Jean Brumioul (1925-2014) qui a écrit une pièce sur l’histoire du Pays de Liège mais rien de plus.

Il faut enfin parler de la télévision qui va diffuser le théâtre wallon et de Freddy Charles (1926-2016)   18  qui, affecté aux captations de théâtre en wallon, va se familiariser avec les différents dialectes et réaliser plus d’une centaine de productions.

Metteur en scène, mais aussi réalisateur, on lui doit, outre ses captations, plusieurs téléfilms en décors naturels: Li Tére, Li Tchant dè côr, Lès Mèsbrudjîs, In-amoûr come li nosse, Brigite di Glèce… Il a écrit pour le théâtre wallon Lès Sins-rin.





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Conclusions





Le théâtre wallon subsiste surtout grâce aux nombreuses troupes d’amateurs qui parsèment le territoire wallon.  

Le théâtre subventionné vivote, manquant de moyens, de publicité et de traduction simultanée grâce aux écrans, le wallon étant de moins en moins parlé et compris. Les créations sont devenues de plus en plus des adaptations d’œuvres françaises de boulevard.

Nos plus anciens textes, nos cramignons, nos vieux noëls wallons, nos paskèyes sont des textes psalmodiés ou chantés. Nos plus jolies poésies pleines de finesse sont accompagnées par la musique (doit-on rappeler Li P’tit Rôsî, Marèye, Lèyîz-m’ plorer, L’avez-ve vèyou passer…).

Le théâtre musical wallon a toujours été sous-estimé. Les quatre opéras de Hamal, qui sont pourtant le seul exemple d’opéras en langue d’oil du 18e siècle autre que le français, ne sont jamais joués ni même enregistrés.

De nombreux opéras comiques de Duysenx devraient être exhumés, de même que les compositions d’un Florent Bastin ou du Verviétois Hautregard (Pitite fleûr d’Årdène), par exemple, mériteraient une étude approfondie et devraient être proposées au public.

Il y a aussi les compositions de Rose Derouette (Coûr d’amoûr) et bien sûr le Grétry (1975) de Berthe di Vito (1915-2005)  19  sur un livret de Joseph Schetter . Demeure le problème des partitions.
En effet, très souvent, le matériel d’orchestre (partitions, réductions, conducteurs) des œuvres lyriques wallonnes est incomplet ou a tout bonnement disparu, soit par désintérêt des héritiers, soit par ignorance de ceux qui détiennent ces documents!

Les théâtres, quant à eux, n’ont que peu d’archives (les documents ayant été perdus ou brûlés par des incendies).

Il existe aussi le théâtre pour enfants. Nous voyons de quelle façon l’Opéra, de nos jours, a pris ce genre de spectacles en main.
Les œuvres musicales pour enfants ou adolescents se multiplient.   
Dans ce domaine, aussi, le théâtre wallon sommeille. Il y a des tentatives, bien sûr.
Rappelons, entre autres, l’adaptation wallonne de Pierre et le loup de Nicole Goffart et celle du P’tit Prince de Guy Fontaine au gala de la Province de Liège. Mais ces tentatives sont trop isolées.

Il y aussi des stages pour comédiens amateurs, pour enfants et adolescents, organisés par l’UCW. Alors, que pouvons-nous espérer?

 


© Patrick Delcour, revue Wallonnes 2e trim. 2023, Liège , Belgique


Bibliographie


Les documents sont peu nombreux, datés et naturellement épuisés.
LEJEUNE, Rita, 1942, Histoire sommaire de la Littérature wallonne, Bruxelles, Office de Publicité.
LEMPEREUR, Émile, 1980, Aspects du Théâtre wallon contemporain, Charleroi, Institut Jules Destrée.
PIRON, Maurice, 1944, Les Lettres wallonnes contemporaines, Paris-Tournai, Casterman.
PIRON, Maurice, 1979, Anthologie de la Littérature wallonne, Liège, Mardaga.
TARGÉ, Jean, 1985, Le théâtre wallon liégeois de ses débuts à nos jours, Liège, Province de Liège-Affaires culturelles.


Notes dans le texte

1. Il est étonnant que Grétry n’ait jamais composé d’opéra sur un livret en wallon!

2. Voir: Rita Lejeune, Histoire sommaire de la Littérature wallonne, p. 91

3. La Société d’Encouragement à l’Art wallon, créé en 1926, dont l’ambition était de créer un Théâtre national wallon, inaugure, le 17 septembre 1926, le Théâtre wallon du Trianon, boulevard de la Sauvenière à Liège. La création d’un Gala wallon annuel ne date que de 1963.

4. L’œuvre de Joseph Duysenx a fait l’objet d’un mémoire de licence: Manuel RONDAL, Joseph Duysenx (1878-1965), chansonnier, auteur wallon et compositeur, ULB, 1999-2000.

5. Depuis, l’œuvre a été exhumée par le musicologue américain Philip Sisto et un enregistrement existe: Musique en Wallonie, MEW 0844-0845, 2008

6. À propos du baryton Jacques Jeannotte, voir mon article: Jacques Jeannotte, baryton liégeois, dans «Chronique de la Société de Langue et de Littérature wallonnes», 3e trimestre 2008, p. 6.

7. Sylvain Dupuis (1856-1931), compositeur, chef d’orchestre, directeur du Conservatoire de Liège. A entretenu une correspondance avec Gustav Mahler et Richard Strauss qu’il a reçus tous deux à Liège, rue du Saint-Esprit (actuellement rue de Serbie où la maison de Dupuis existe toujours). Il a dirigé la première du Roi Arthus d’Ernest Chausson à la Monnaie.

8. La critique littéraire (voir Rita Lejeune, op. cit.) n’est pas tendre envers cette composition. On se pose des questions sur ces réticences! Il n’existe, hélas, aucun enregistrement de ce charmant opéra.

9 Djan’nèsse de Simon ne fut représenté qu’une seule fois au Gala wallon de la Province de Liège le 19 septembre 1974. D’autres auteurs s’étaient déjà «attaqués» à Molière, Léon Bernus (1834-1881), de Charleroi, par exemple,
avec L’Malade Saint-Thibaut, mais sans grand succès. Il y a même un Cirano di Bièrdjirowe, adapté de Rostand, par Léon Fréson.

10. Voir sur la genèse de l’œuvre et la comparaison avec la pièce de Toussaint, la préface de l’édition de Djan’nèsse de Maurice Piron, SLLW, 1981, p. 9-20.

11. Voir Maurice Piron, op. cit., p. 19-20.

12. Voir sur Jules Claskin, mon article: Jules Claskin, poète moderne, dans «Chronique de la Société de langue et de Littérature wallonnes», 1er trimestre 2009, p. 18-24.

13. Il serait temps d’extirper Mignolet du purgatoire où on l’a enfermé!

14. Voir Émile Lempereur, Aspects du Théâtre wallon contemporain, p. 55-59.

15. Le rôle de Tchantchès fut l’un des plus grands rôles du célèbre comédien liégeois, devenu directeur du Théâtre communal du Trianon à Liège, Théo Hébrans.

16. Lès Vwès dèl nut´ de Rathmès (1909-1986) étaient en fait un «jeu» radiophonique. Il a été mis en scène au Théâtre de Liège, en 2013, par Élisabeth Ancion.

17 Le répertoire de marionnettes peut être intéressant à maints égards. Par exemple, le théâtre «Al Botroûle» de Jacques Ancion, à Liège, jouait souvent en wallon. Le wallon étant de moins en moins compris par les enfants, les montreurs de marionnettes hésitent aujourd’hui à monter un répertoire exclusivement en wallon, le dialecte étant presque exclusivement réservé à Tchantchès.

18. Freddy Charles a également réalisé un téléfilm en français et en allemand, La Peine capitale, d’après l’auteur wallon Dieudonné Boverie.

19. Grétry de Berthe di Vito fut représenté, en version concertante, lors des Fêtes de Wallonie, le 20 septembre 2014, par l’Opéra royal de Wallonie.

 

 

Metadata

Auteurs
Patrick Delcour
Sujet
Historique musique et théâtre wallons. Province Liège
Genre
Essai historique artistique
Langue
Français
Relation
Revue Wallonnes, 2e trimestre 2023, SLLW, Liège, Belgique
Droits
© Patrick Delcour, revue Wallonnes, 2e trimestre 2023, SLLW, Liège, Belgique