© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Réponse de Françoise Lempereur. Hommage à Jean-Jacques Gaziaux

Françoise Lempereur

Texte


Monsieur le Président,
Messieurs les Sociétaires,


Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre chaleureux accueil et vous dire combien je suis ravie de succéder à Jean-Jacques Gaziaux,
ethnolinguiste exemplaire que j'ai eu la chance de côtoyer durant les années 1993 à 2007 au Conseil supérieur de l’Ethnologie de la Communauté française Wallonie-Bruxelles.

Il avait lui-même remplacé, en 1986, Maurice Piron qui fut mon professeur de «français de Belgique» et de littérature française à l’Université de Liège en 1970 et 1971.




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C’est en ouvrant la chronique Wallonnes du 1er trimestre 2022 que j’ai appris le décès de Jean-Jacques Gaziaux, quelques semaines auparavant, le 31 janvier.

Je le savais malade mais ne pensais pas que la Grande Faucheuse l’emporterait si tôt, à 79 ans, car j’avais gardé de lui l’image d’un homme grand et fort qui n’épargnait ni son temps ni ses forces pour conjuguer un métier d’enseignant, une vie d’époux et de père, un goût pour les voyages ‒ le Portugal et surtout l’Irlande avaient sa préférence pour les vacances familiales ‒, une passion pour la recherche et la publication de nombreux travaux, très chronophages à n’en pas douter.

L’In memoriam publié sous la plume de son ami Jean-Marie Pierret me fit découvrir des facettes méconnues de sa personnalité hors normes.
À vrai dire, je n’avais jusqu’alors pas réellement pris conscience du caractère exceptionnel de ce chercheur infatigable et auteur prolifique, tant son talent était caché sous une modestie et une discrétion peu communes.
J’avais, par exemple, acquis une dizaine de ses ouvrages mais n’imaginais pas qu’ils ne constituaient qu’une part réduite de son œuvre.




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Lorsque, le 18 octobre dernier, je reçus un message du Président de la Société, Patrick Delcour, m’annonçant que celle-ci désirait me voir reprendre le siège de Jean-Jacques Gaziaux, j’en fus à la fois très heureuse et quelque peu mal à l’aise car j’estimais que je ne maîtrisais pas suffisamment le wallon pour remplacer un incontestable expert de l’ethnolinguistique.

Mins, våt mîs tård qui måy et si, en trois mois, je n’ai guère amélioré ma connaissance de la langue, j’ai pu au moins en apprendre davantage sur celui qui a notamment rédigé une thèse de doctorat de 1791 pages manuscrites, calligraphiées et sans rature, intitulée "La Vie agricole à Jauchelette".
Étude dialectologique et ethnographique… un travail de titan qui sera remanié ultérieurement pour donner naissance à cinq gros ouvrages publiés entre 1982 et 2003.

Grâce au gestionnaire efficace de la Bibliothèque des Dialectes de Wallonie, Baptiste Frankinet, j’ai pu consulter l’ensemble de ses publications. Ma curiosité a alors cédé la place à une réelle sidération, à la fois devant son extraordinaire empathie avec le monde rural et devant sa rigueur scientifique.




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L’art de l’enquête



Ne jugeant pas utile de reprendre ici les éléments biographiques et bibliographiques excellemment évoqués par Jean-Marie Pierret dans Wallonnes 2022/1, je voudrais, dans le présent hommage, faire ressortir l’intelligence et le savoir-faire de Jean-Jacques Gaziaux à travers sa maîtrise de l’art de l’enquête et celle de l’organisation et de la valorisation des éléments collectés. Un réel modèle à suivre.

À la différence de bon nombre de chercheurs contemporains, il a toujours aspiré à développer ses connaissances non pas en élargissant son terrain d’enquête initial mais bien en le cernant avec précision et en l’approfondissant.
Après une enfance à Jauchelette, il vécut, jusqu’à son décès, à Jodoigne, ville de 15 000 habitants aux confins du Brabant et de la Hesbaye et jeta son dévolu sur une zone rurale d’une superficie d’environ 60 km², au sud et à l’ouest de cette ville. Il est, à ma connaissance, un des rares collecteurs wallons à avoir sillonné durant plus de quarante ans le même territoire, pour en explorer les moindres recoins et y interroger un maximum de témoins différents.



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Jean-Jacques Gaziaux définissait le parler brabançon comme une variété de dialecte namurois et, lorsqu’il recueillait des termes ou des expressions qui dépassaient le cadre initialement défini (le seul village de Jauchelette, par exemple), il prenait soin d’indiquer si la forme recueillie existait dans un dictionnaire publié et si elle était «largement», «partiellement» ou «très localement» répandue.

Ainsi, dans son article «À propos de quelques mots de l’est du Brabant wallon», il analyse, p. 58-64, les appellations locales des fanes de pommes de terre et de betteraves et «tente de délimiter avec le plus de précision possible les aires de répartition des différents mots», selon le modèle de l’Atlas linguistique de Wallonie.

Pour ce faire, il ira jusqu’à entreprendre des enquêtes systématiques dans 43 anciennes communes des cantons de Jodoigne et de Perwez, plus Longueville, à raison de deux ou trois témoins dans chacune d’elles …amon Gaziaux, on n’ mache nin lès scwaces, lès cwasses, lès cwades, lès ranches èt lès trḗts (dès canadas) avou lès fouyes, lès cheûves et lès chėmes (dès pétrâles)!

Dans le même article, alors qu’il examine, p. 48-50, le mot wastia, qui désigne un gros bâton ou un gourdin, il introduit d’autres acceptions, disparues ou éloignées, liées, selon les villages ‒ dûment précisés ‒, au djeu do wastia, jeu de décapitation de l’oie ou jeu de quilles, ou au grand gâteau, aujourd’hui remplacé par des pains fleuris, porté et bénit lors du « pèlerinage annuel du Wastia » à Basse-Wavre.

Pour tenter d’expliquer le lien entre ces appellations, il renvoie non seulement au FEW et à plusieurs dictionnaires wallons mais aussi à des travaux d’historiens et de folkloristes, désavouant même, grâce à ces sources, une proposition d’étymologie qu’il avait formulée une dizaine d’années plus tôt dans sa thèse de doctorat.

C’est peu dire en effet que J.-J. Gaziaux linguiste se doublait d’un J.-J. Gaziaux ethnographe.
Le Conseil supérieur de l’Ethnologie ne s’était pas trompé en l’intégrant en son sein car il alliait mieux que quiconque le sens de l’observation de terrain, le contact avec le témoin et la volonté de circonscrire la matière en organisant avec habileté les données récoltées.

La collection Tradition wallonne – hélas disparue! ‒ peut se féliciter d’avoir publié deux de ses meilleures monographies ethnographiques: Des gens et des bêtes (1995) et De quoi nourrir gens et bêtes (2003), ainsi que plusieurs articles, notamment: «Échos du carnaval à Jodoigne au XXe siècle» et «Le temps qu’il fait à Jauchelette».

Dans ce dernier, il recense, en près de 100 pages, l’ensemble des termes et des expressions qu’utilisent lès vîyès djins pour décrire les phénomènes météorologiques locaux.

Comme à l’ordinaire, il s’efforce de vérifier chaque information et demande à sa tante Maria Léonard, ancienne cultivatrice née en 1915, de noter en wallon le temps de chaque jour, d’avril 1982 à mars 1983, soit durant une année entière. Il s’assure ainsi de traiter toutes les situations possibles et de recouper efficacement les enquêtes déjà réalisées auprès d’autres témoins du village.


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Jean-Jacques Gaziaux sait que la langue vernaculaire est menacée et qu’elle constitue «un vecteur du patrimoine culturel immatériel», pour reprendre la formule utilisée par l’UNESCO, patrimoine qui ne cesse d’évoluer car tributaire des modes de vie, des mutations sociales et des contraintes environnementales et climatiques.

Il intègre donc cette problématique dans son œuvre et, après chaque enquête, s’efforce de comparer l’état contemporain de la question avec les données récoltées auparavant.

Ainsi, lorsqu’il termine la rédaction de sa thèse de doctorat, en 1981, après vingt ans de collectes de témoignages, il fait le point sur l’évolution de la vie agricole durant ces vingt années, en reprenant contact avec chacun des agriculteurs de Jauchelette, village où il ne reste que «sept exploitants (culture et élevage), une éleveuse de bovins et un marchand de porcs, propriétaire d’une grande porcherie».

Surgissent alors sous sa plume des analyses, documentées avec soin, des méfaits ou bienfaits de la mécanisation, du remembrement des terres, de la création du Marché Commun, de la sélection des semences, des engrais et fumures, des pulvérisations de produits phytosanitaires, bref, de toutes les grandes questions qui agitent encore le monde rural actuel.

Il pose d’ailleurs la question existentielle, p.1736: quel avenir pour l’agriculture?
Et il doit se résoudre à constater que les cultivateurs sont pessimistes quant à la survie de leur exploitation et que, parallèlement, le recul du wallon est inéluctable, dû à l’abandon des techniques traditionnelles et surtout de l’urbanisation progressive des campagnes.

Loin de le décourager, ces constats le motivent à poursuivre son travail d’enquête, pour que survive au moins la mémoire des paysans d’autrefois et de leurs savoir-faire ancestraux.




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Le témoin, indispensable partenaire



Ethnolinguiste, Jean-Jacques Gaziaux se révèle aussi excellent historien car il enquête à la fois sur le passé disparu et sur l’actualité.

Ainsi, sur un même thème, il interroge trois générations de témoins – méthode qu’il utilisera très souvent ‒ afin de capter des moments d’histoire et de comprendre comment ceux-ci ont influencé les générations suivantes.

On relira à ce sujet le texte de Jean-Marie Pierret sur les Souvenirs de guerres du pays de Jodoigne, à partir de Jauchelette: la Première Guerre mondiale et l’exode de 1940 que publie J.-J. Gaziaux en 1990.

Au début du livre, celui-ci expose sa méthodologie:

«Les enquêtes reposent avant tout sur des témoignages oraux de villageois. Après m’être documenté dans des ouvrages généraux ou relatifs à la région, je me suis présenté chez mes témoins sans questionnaire systématique préétabli identique pour tous. Le plus souvent, je me suis contenté d’enregistrer le flot spontané des paroles, tout en relançant le sujet par des questions.»

Une démarche qui n’est évidemment efficace que parce l’enquêteur possède une vaste connaissance de l’Histoire, doublée d’une grande humanité.
Comprendre les autres et surtout les plus humbles, et témoigner de leurs vécus, de leurs difficultés mais aussi de leurs joies, constitue l’ossature de son œuvre.


Le jour de sa réception à la Société de Langue et de Littérature wallonnes, il déclara d’ailleurs:

«C’est aux travailleurs qui ont façonné l’est du Brabant wallon que vont mes pensées et tout spécialement à mes témoins de Jauchelette auprès desquels j’ai appris à aimer notre parler.»



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De plus, ses publications révèlent souvent une posture de sociologue et d’anthropologue, grâce à son sens aigu de l’analyse des relations sociales et du fondement des comportements observés chez ses témoins.

Ainsi, par exemple, son texte consacré à l’Honneur dans les campagnes jodoignoises au XXe siècle qu’il sous-titre modestement «enquête dialectologique et ethnographique», dénote une étude critique très fine des réponses données par ses témoins, sur un thème dont l’abstraction les déroutait quelque peu.

Pointons aussi celui intitulé «Langage et conventions sociales, tutoiement et vouvoiement à partir de l’usage dans l’est du Brabant wallon», sur un sujet qu’il dit figurer parmi les plus complexes qu’il ait abordés et pour lequel il a «éprouvé pas mal de difficultés pour dénouer l’écheveau des renseignements obtenus».



En récoltant des formes lexicales et des expressions quotidiennes, Jean-Jacques Gaziaux tisse avec ses informateurs une réelle complicité, reposant sur une entière confiance mutuelle.
Il parvient à entrer dans la pensée du témoin, qui se livre alors sans retenue, comme durant l’exceptionnelle quête de vécu qui a donné naissance aux trois volumes intitulés Amours wallonnes au pays de Jodoigne durant l’Entre-deux-guerres . Peu d’enquêteurs pourraient signer une telle enquête.


J’ai relu Jean-Jacques Gaziaux, je le relirai encore, souvent, et je vous invite à le faire,

Merci à lui pour cette inépuisable richesse.


© Françoise Lempereur, revue Wallonnes, 1er trimestre 2023, Liège, Belgique



Images

Jean-Jacques Gaziaux, à l’âge de 5 ans dans la ferme familiale de Glimes. © Photo privée, prise par sa tante

Metadata

Auteurs
Françoise Lempereur
Sujet
Réception membre SLLW. Hommage Jean-Jacques Gaziaux ethno-linguiste
Genre
Discours
Langue
Français