© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Enfant de son époque et précurseur : Jérôme Bosch

Manfred Sellink

Texte

Il est étonnant de voir les nombreuses concordances que présentent la vie et l’œuvre de Jérôme (Jheronimus) Bosch (vers 1450-1516) et celles de Pieter Bruegel (ou Brueghel l’Ancien, vers 1525/30-1569), ces deux artistes qui ont plus que tout autre donné forme au langage pictural des Plats Pays au XVIe siècle et qui restent représentatifs du paysage artistique de leur époque.

Nous savons très peu de choses sur le déroulement de leur existence et, si leur œuvre ne manque certes pas d’influence, il est plutôt restreint et présente des allures énigmatiques qui ne livrent leur signification intrinsèque qu’au compte-gouttes voire pas du tout. Cette combinaison est de nature à engendrer pour chacun des deux un flot quasi ininterrompu de publications académiques ou de textes pseudoscientifiques proposant les interprétations les plus diverses qui semblent parfois en dire plus long sur les auteurs en question que sur le sujet de leurs recherches.

Du fait de la particularité et de l’inventivité artistique débridée du langage pictural de nos deux peintres, des caractérisations telles que « boschien » ou « bruegelien » se sont ancrées dans la littérature sur l’art. Et elles ne sont pas près de disparaître, bien au contraire. Car ce qui relie également ces deux grands maîtres, c’est que se préparent actuellement deux commémorations de grande envergure, l’une en 2016 pour le cinquième centenaire du décès de Jérôme Bosch, l’autre en 2019 célébrant le 450e anniversaire de la mort de Pieter Bruegel.


Il n’est donc pas surprenant qu’une formule comme « de Bosch à Bruegel » soit aujourd’hui de mise pour synthétiser le XVIe siècle dans les Plats Pays. Que l’œuvre du plus ancien des deux ait été pour le second une source d’inspiration importante et l'objet d’une forme de concurrence artistique (posthume), a été tout aussi évident pour les contemporains que ça l’est aujourd’hui pour nous. Dans les premiers textes sur Bruegel - parus déjà de son vivant -, il est décrit comme l’artiste qui aurait reçu le surnom de « deuxième Jérôme Bosch ».

Cette évocation élogieuse illustre bien la popularité durable de Bosch dans les Plats Pays, surtout à Anvers. Dès son décès et jusqu’au troisième quart du XVIe siècle inclus - donc plus longtemps qu’il n’est généralement admis -, l’œuvre du maître, ou du moins ce qu’on en connaissait par le biais de copies, de variantes et de pastiches, a été la référence incontournable pour tout artiste cherchant à exprimer d’une manière ou d’une autre le diabolique ou l’infernal. Encore que son influence sur Bruegel dépasse largement le cadre de cette seule thématique.

Mais, à l’inverse, il existe aussi de grandes différences. Alors que le « soliste » Bruegel faisait très probablement cavalier seul pour sa peinture, la signature Bosch désignait un atelier (familial) très actif, donnant, comme il est apparu plus tard, beaucoup de fil à retordre aux chercheurs lorsqu’il s’agit de définir ce que Bosch a peint lui-même ou ce qui est sorti des mains de collaborateurs éventuels.

L’intention sous-jacente dans l’œuvre - aussi bien profane que religieuse - transparaît également dans des tonalités différentes: contrairement à l’ironie bienveillante de Pieter Bruegel, mélangée à un optimisme essentiel et à un bel appétit de vivre, l’œuvre de Jérôme Bosch dégage plutôt une vision du monde sombre et eschatologique dans laquelle le peintre semble en quête des quelques (rares) possibilités de délivrance de cette existence terrestre.

Après la chute d’Anvers en 1585 (réaffirmant l’occupation espagnole des Pays-Bas méridionaux) et sous l’influence de la Contre-Réforme, s’opère dans cette partie des Plats Pays un changement manifeste dans l’élaboration de thèmes religieux, réduisant rapidement l’influence de Bosch - qui ne sera cependant jamais un artiste oublié.

Bien qu’il soit très tentant de positionner tout d’abord (à juste titre!) Jérôme Bosch comme précurseur et initiateur de développements artistiques au XVIe siècle et de le citer d’un trait avec Bruegel comme son héritier artistique, il ne faut pas perdre de vue qu’il est par ailleurs tout autant un représentant caractéristique de sa propre époque, enraciné intrinsèquement dans la culture (picturale) intellectuelle et religieuse citadine du Moyen Âge tardif, telle qu’elle s’est développée à une vitesse fulgurante à partir de la fin du XIVe siècle dans les Plats Pays.

Il est apparu depuis pas mal de temps que l’image d’un Bosch génie solitaire et idiosyncratique, isolé de son entourage, ne tenait pas la route. Mais Bosch est bel et bien un artiste qui élabore avec son atelier, dans cette passionnante période charnière entre le XVe et le XVIe siècle, une œuvre aussi intrigante qu’innovatrice qui sera considérée à jamais comme un des sommets de l’histoire de l’art pour son inventivité époustouflante et sa maîtrise stylistique et technique.

- Expositions à Bois-le-Duc et à Madrid
Il est naturel que plusieurs villes et musées aient envisagé au cours de la longue période de préparation à l’année commémorative 2016 la possibilité d’organiser une rétrospective de l’œuvre de Bosch. Mais l’ambition est aussi téméraire que complexe: l’œuvre (tableaux et dessins) n’est pas très volumineux, la taille des tableaux par contre n’est pas négligeable et ils sont sans exception peints sur des panneaux; en outre, ils font tous partie des pièces maîtresses les plus précieuses et des favoris du public dans les musées concernés. Bref, il s’agit souvent de chefs-d’œuvre d’une grande fragilité qui ne font quasiment jamais l’objet d’un prêt.

Considérant par ailleurs que les recherches sur Bosch des dernières décennies ont produit une image extrêmement morcelée, il faut conclure que la réalisation d’une rétrospective majeure n’est certes pas une sinécure.

Aussi les réactions étonnées ont-elles été nombreuses lorsque la ville de Bois-le-Duc fut la première à relever le défi en prenant une remarquable initiative témoignant d’une belle ambition. Il est vrai que Bois-le-Duc est la ville où l’artiste a vécu et travaillé, mais, hormis ce point de départ sympathique, elle ne peut se targuer de grands atouts muséaux pour réaliser un tel projet.

Le Noordbrabants Museum est certes, surtout depuis les travaux de réhabilitation, un acteur muséal actif et fort apprécié, mais il ne possède pas la moindre œuvre de Jérôme Bosch ni une collection qui lui permettrait de jouer un rôle dans les échanges entre les grands musées internationaux. De plus, la ville de Bois-le-Duc ne possède pas d’université et le musée ne peut s’appuyer sur une tradition de recherche probante dans le cadre d’une telle entreprise.

Pourtant, avec le soutien et un appui financier (considérable) de divers partenaires, il fut décidé dans un stade très précoce d’une stratégie remarquable qui s’avèrerait garante de succès: un investissement massif dans la recherche technique fondamentale des matériaux de l’œuvre complet de l’artiste en vue de l’exposition tant désirée.

C’est ainsi que fut mis sur pied le projet Bosch Research and Conservation Project (BRCP) en étroite collaboration avec, surtout, la Radboud Universiteit de Nimègue et la fondation Stichting Jheronimus Bosch 500.

L’objectif ? L’étude systématique du plus grand nombre possible de tableaux et dessins attribués à Jérôme Bosch, essentiellement du point de vue de la technique des matériaux et des sciences naturelles.

Ce qui veut dire l’analyse in situ des œuvres à l’aide des technologies les plus avancées afin de dresser la carte des techniques, des manières de peindre et des pratiques coutumières dans l’atelier et de se faire ainsi une idée structurée de la production de « l’atelier Bosch » et des procédés de travail du maître et de ses collaborateurs.

Grâce aux développements des dernières années en matière de technologies, notamment de TIC, ainsi que par la combinaison systématique de résultats de recherche avec les connaissances et les notions accumulées par les études ‘ traditionnelles ’ en histoire de l’art et/ou avec le savoir acquis par l’expérience de restaurateurs, ce type de recherche, qui avait fait ses premiers pas hésitants dans les années 1970, a conduit à d’importantes innovations dans tout ce qui concerne l’établissement de données sur l’aspect matériel d’un objet - ce qui nous rapproche de la question cruciale de savoir comment une œuvre d’art a pu être construite et réalisée.

En appliquant dans le monde entier cette recherche financée à partir de Bois-le-Duc - indépendamment de la question des chances qu'une œuvre avait d’être disponible pour l’exposition -, la ville de Bois-le-Duc et le Noordbrabants Museum, en étroite collaboration avec le Bosch Research and Conservation Project, n’ont pas seulement accumulé des connaissances inégalées et coordonnées sur l’œuvre de Bosch, mais ont également gagné la confiance et la crédibilité indispensables à tout candidat emprunteur.

De surcroît, un financement a pu être trouvé pour des restaurations, notamment des panneaux de Venise et du triptyque du Jugement dernier de Bruges.

Cette approche a donc porté des fruits puisque jusqu’au 8 mai 2016 un ensemble inédit d’une vingtaine de panneaux autographes et d’une vingtaine de dessins est exposé à Bois-le-Duc, en compagnie d’autres œuvres évoquant le contexte du travail de Bosch.

Ce qui constitue tout simplement un exploit formidable.

L’exposition fait d’ailleurs partie d’une grandiose année thématique, avec la vie et l’œuvre de l’artiste pour point de départ et source d’inspiration d’un programme très varié d’expositions, de concerts, de productions théâtrales, de conférences et d’autres événements publics.

Dans un stade ultérieur - en fait étonnamment tard -, le Prado de Madrid s’est joint à l’initiative de l’exposition de Bois-le-Duc. Le musée de Madrid est sans doute la seule institution au monde capable d’organiser par le seul moyen de ses propres collections une rétrospective monographique de Bosch, car c’est là que se trouvent, pour des raisons historiques, plusieurs chefs-d’œuvre absolus du maître. S’appuyant sur les collections dans un sens plus large, ce musée est en plus en mesure d’obtenir des prêts complémentaires qui demeureraient inaccessibles pour d’autres, y compris pour Bois-le-Duc.

Un véritable amateur ne peut donc manquer de se rendre en Espagne pour une exposition qui se tiendra du 31 mai au 11 septembre 2016.

- Importance et nécessité d’une année commémorative ?
Il n’est pas inhabituel de voir se froncer des sourcils dans les milieux muséaux et culturels à l’annonce d’années thématiques ou de grandes expositions reliées à des années de naissance ou de mort d’artistes importants - froncement accompagné du reproche qu’il ne s’agit que de vulgaire marketing touristique pour les villes impliquées.

Bien que les programmes de pareils festivals pèchent parfois (mais pas toujours!) par un déséquilibre quant au contenu et à la qualité, je suis d’avis qu’il n’y a rien de blâmable à un tel point de départ. Depuis toujours - et c’est encore le cas aujourd’hui -, une date anniversaire symbolique rend beaucoup plus facile de générer des moyens financiers et l’attention du grand public, d’enthousiasmer les médias et d’élaborer ainsi de grands projets avec un contenu fort (et souvent très coûteux) qui seraient beaucoup plus difficiles, voire impossibles à réaliser en dehors de ces années.

Dans le cas de l’année commémorative Bosch et des deux expositions, la grande valeur en est définie par trois atouts incontestables.

Tout d’abord, l’étude de quasiment toutes les œuvres attribuées à Jérôme Bosch, effectuée pendant plusieurs années de manière systématique et coordonnée dans un seul groupe de recherche (pluridisciplinaire), fournit un immense trésor de données et d’idées nouvelles qui ne constituent pas seulement la base des diverses publications prévues pour 2016, mais serviront a fortiori pour les investigations et interprétations à poursuivre dans les années à venir.

De plus, une exposition où tant d’œuvres se trouvent exposées aussi près l’une de l’autre suscite à son tour des idées, des questions ou des comparaisons d’une manière que ne peut absolument pas égaler un travail effectué sur des reproductions dans des livres ou sur des sites web, quels qu’en soient la résolution ou le nombre de mégapixels.

Une bonne exposition n’est pas un aboutissement et ne donne certainement pas la réponse à tous les questionnements des chercheurs: elle est bien davantage un aperçu stimulant et une comparaison d’œuvres d’art suscitant, outre des idées et des interprétations nouvelles, tout autant des nouvelles questions et des discussions scientifiques qui pourront constituer une base pour des années de recherches encore plus approfondies.

Enfin, et ce n’est pas le moindre des arguments, chaque génération d’amateurs d’art a bien le droit de contempler et d’apprendre à apprécier dans l’original les grands maîtres de l’histoire de l’art.


Il va de soi que les expositions de 2016 à Bois-le-Duc et Madrid sont susceptibles d’attirer une large attention des médias et sans aucun doute des flots de touristes. Tout comme il apparaît certain que les résultats des recherches du Bosch Research and Conservation Project, qui seront présentés simultanément dans diverses publications, ne manqueront pas d’éveiller l’attention du public, de la presse et des professionnels et de nourrir les conversations.

D’ores et déjà, au cours de la période de rédaction de ce texte, des communiqués de presse semblent vouloir nous mettre l'eau à la bouche en annonçant pas moins de trois nouvelles authentifications: un dessin faisant partie d’une collection privée mais connu par des publications serait de la main même du maître tandis que deux autres œuvres célèbres - le plateau de table représentant les Sept péchés capitaux au Prado et le Portement de croix au musée des Beaux-Arts de Gand - lui auraient, par contre, été attribuées à tort.

L’univers des spécialistes de Bosch ressemble de temps à autre à un nœud de vipères grouillant de contradictions et d’opinions divergentes, tant dans le domaine de l’interprétation que dans celui des authentifications. D’autre part, se voir contraint d’abandonner l’étiquette « original » et autographe dans le cas d’artistes célèbres et très appréciés du public, est toujours un point très sensible pour une direction de musée, même si cela ne modifie en rien la qualité intrinsèque de l’œuvre en question.


Dans le cas de Bosch, d’autres points à débattre encore plus délicats et parfois sensationnels s’imposent à la lumière de la question (encore ouverte aujourd’hui) de ce qui aura résulté des recherches du Bosch Research and Conservation Project.

Il est vrai déjà que quiconque a eu le privilège d’étudier dans de bonnes conditions et à l’aide de techniques de recherche avancées les triptyques et les panneaux les plus célèbres de Bosch – comme ceux de Lisbonne, Madrid et Vienne – a du mal à croire qu’ils sont tous l’œuvre d’un seul artiste.

Une question d’ailleurs largement et passionnément débattue ces dernières années dans la littérature spécialisée et à l’occasion de divers congrès.

Il sera intéressant d’entendre de quelle manière la recherche sur la technique des matériaux a pu apporter davantage de clarté ou de nouvelles idées sur ce point, et dans quel sens iront ces éclaircissements. 

Devançant ici l’exposition et les publications, on semble fondé à croire que ce qui a été longtemps considéré comme entièrement l’œuvre de Bosch aurait plutôt été ‘ a collaborative effort ’ d’un atelier considérable. Un atelier certes dirigé par un mastermind intellectuellement cohérent et artistiquement très reconnaissable, mais assisté de divers collaborateurs (membres de la famille?) se portant garants de l’exécution.

Ainsi qu’il a été dit et qu’il ne faut jamais cesser de répéter, une exposition n’est pas un aboutissement et ne fournit certainement pas de nouveau canon à graver à jamais dans la pierre. Les fluctuations dans les idées et les opinions sur des artistes comme Jérôme Bosch au siècle dernier en disent souvent autant sur notre époque qu’elles ne nous enseignent vraiment des choses sur ce grand maître énigmatique.

Mais il ne convient certainement pas de sous-estimer l’importance de ces expositions aux Plats Pays et en Espagne. Elles proposent en effet à tout amateur d’art des occasions uniques de contempler en un seul lieu l’œuvre de Bosch dans toute sa cohérence, sa diversité, sa richesse et sa complexité, bref, un moment idéal pour (re)découvrir et mieux comprendre son œuvre.

Je suis par ailleurs convaincu que cette œuvre a énormément de choses à nous proposer, tant par sa qualité artistique et son inventivité que par sa stratification et sa profondeur intellectuelles. Vaut le voyage!


Manfred Sellink
Directeur du «Koninklijk Museum voor Schone Kunsten» à Anvers.
manfred.sellink@telenet.be
(Traduit du néerlandais par Michel Perquy.)


Liens

voir web   Bosch Research and Conservation Project
voir web   Exposition au Noordbrabants Museum à Bois-le-Duc
voir web   Exposition au Prado à Madrid


Bibliographie

WALTER S. GIBSON, Jérôme Bosch, Thames & Hudson, Londres, 1995.
JOS KOLDEWEIJ, PAUL VANDENBROECK et BERNARD VERMET, Jérôme Bosch, l'œuvre complet, Ludion, Gand, 2002.
ROGER MARIJNISSEN & PETER RUYFFELAERE, Jérôme Bosch, tout l'œuvre peint et dessiné, Fonds Mercator, Bruxelles, 1987.
LARRY SILVER, Bosch, Citadelles & Mazenod, Paris, 2006.



Metadata

Auteurs
Manfred Sellink
Sujet
L'oeuvre et les 2 expositions 2016 de Jérôme Bosch
Genre
Article critique
Langue
Français traduit du néerlandais