© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

La peste, le choléra et la littérature

Jacques Goyens

Texte

Charybde et Scylla sont deux monstres fabuleux qui gardent le détroit de Messine. En réalité ce sont deux écueils que les marins doivent éviter. Si l’on s’écarte trop de l’un, on risque de se précipiter sur l’autre. D’où l’expression: «Tomber de Charybde en Scylla».
Il en est de même pour les épidémies.
Dans les sociétés modernes, marquées par les progrès de la science, de la médecine et de l’hygiène, nous pensions être définitivement débarrassés de ce fléau qui a rythmé l’histoire de l’humanité. Peste bubonique, grippe espagnole, choléra ou sida ont frappé les peuples de manière aléatoire, les laissant bien souvent impuissants à arrêter l’hécatombe.


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Dans ce palmarès glaçant, la palme revient à la peste. La première épidémie qui nous est rapportée par les historiens est la peste d’Athènes. Selon Thucydide, elle ravagea la Grèce de 430 à 426 A.C.N., causant la mort de dizaines de milliers de personnes.
L’historien grec nous donne une description précise des symptômes de la maladie:

«En général on était atteint sans signe précurseur, subitement, en pleine santé. On éprouvait de violentes chaleurs à la tête; les yeux étaient rouges et      enflammés; le pharynx et la langue devenaient sanguinolents, la respiration irrégulière, l’haleine fétide. À ces symptômes succédaient l’éternuement et l’enrouement; peu de temps après, la douleur gagnait la poitrine, s’accompagnait d’une toux violente…» XX

Après avoir décrit le mal dans toutes les parties du corps, Thucydide ajoute qu’il se communique par contagion en apportant de l’aide aux malades.
Fait remarquable pour l’époque, il observe que ceux qui en réchappent ne sont pas atteints une seconde fois de façon mortelle.
Enfin il souligne les conséquences morales et sociales. Les lois, les coutumes et pratiques religieuses ne sont plus respectées.

Comme la maladie frappe indistinctement toutes les classes sociales, la hiérarchie perd tout son sens. Selon Thucydide, les Athéniens perdent 1050 hoplites sur 4000 en 40 jours, lors de la première vague épidémique qui dura deux ans. Il y eut une seconde vague encore plus meurtrière. L’historien ne fournit pas de chiffres pour la population civile. Selon Arnold Wycombe Gomme, commentateur de Thucydide, Athènes perdit le tiers de sa population, soit entre 70000 et 80000 personnes. En résumé, l’historien donne une description précise de la peste, probablement typhoïde; il découvre le principe de la contamination et celui de l’immunité acquise lorsqu’on guérit de la maladie. Ce qui fait de lui le premier épidémiologiste de l’histoire.

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La peste de Justinien est la seconde dans l’ordre chronologique, parmi les plus connues. Il s’agit en fait d’une pandémie, puisqu’elle a touché l’Afrique du Nord, l’Europe et le Moyen-Orient, soit tout le Bassin méditerranéen.
L’agent pathogène a pu être identifié grâce à la fouille d’une nécropole en Bavière. Nous savons par l’historien byzantin Procope de Césarée que cette épidémie a débuté en Égypte en 541 pour atteindre Constantinople au printemps 542, où elle a causé plus de 10 000 morts par jour.
Elle s’étend ensuite en Italie en progressant le long des côtes et au bord des fleuves, par où se faisaient la plupart des échanges commerciaux. Grégoire de Tours, dans son Histoire des Francs, signale la présence de la maladie à Arles en 549 et puis à Clermont-Ferrand en 567. Mais elle ne quitte pas l’Italie pour autant, puisque le pape Pélage II succombe à Rome en 590.
En France, elle remonte le cours du Rhône, de la Saône et de la Loire et envahit la Bourgogne. En Italie, elle parcourt toute la péninsule, franchit les Alpes pour gagner le Bavière.

Pour l’Empire byzantin, cette épidémie a eu des conséquences sur le plan politique.
En effet, l’empereur Justinien avait l’ambition de réunifier l’Empire romain, scindé en deux depuis 395. En frappant durement les troupes, la peste empêcha la reconquête de l’Italie, qui, de surcroît, était attaquée par les Lombards.
En affaiblissant l’Europe méridionale sur les plans démographiques et économiques, l’épidémie a favorisé le développement de l’Europe du Nord. Elle restera endémique jusqu’au milieu du VIIIe siècle. Elle disparaît ensuite en Occident, mais pas en Orient.


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La troisième grande épidémie qui ravage l’Occident est bien connue grâce aux chroniqueurs contemporains. Venue de Mongolie, elle transita par la Crimée où les envahisseurs mongols n’hésitaient pas à balancer des cadavres contaminés pour faire reculer les marins génois. De retour en Italie, ceux-ci vont répandre le bacille dans tout le Bassin méditerranéen.
Cette pandémie a reçu plusieurs appellations qui suggèrent son caractère dramatique: grande pestilence, grande mortalité, maladie des bosses ou peste noire. Il s’agit probablement de la peste bubonique, telle qu’elle est décrite par le chroniqueur florentin Giovanni Villani dans sa Nuova chronica.
D’autres chroniqueurs contemporains à Saint-Denis, Tournai et Liège complèteront les observations de Villani.
On estime qu’en cinq ans (1347-1352), la peste noire a causé 25 millions de morts.


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Giovanni Boccaccio (1313-1375) est né à Paris d’un père toscan et d’une mère française.
On se demande par quel miracle il a échappé à la peste, car dès son jeune âge, il rejoignit l’Italie, où son père était marchand: Naples, Florence, Ravenne, puis à nouveau Florence.
C’est dans cette ville qu’il compose son Décameron, en pleine période d’épidémie.
Le sujet est connu. Ce qui intéresse ici, dans cette comédie humaine en cent nouvelles, c’est le parti pris de se divertir à la campagne, alors que la population est décimée à Florence.
Le premier tableau est celui d’une ville ravagée par la peste:«Nel mille trecento quarant’otto, quando nella egregia città di Fiorenza, oltre ad ogni altra italica bellissima, pervenne la mortifera pestilenza».
Suit une longue description de la maladie et de ses conséquences sur la vie de la cité. Un peu partout, les villages sont désertés. Des terres cultivées sont abandonnées. La forêt et les bêtes sauvages regagnent du terrain.
On assiste à un recul de l’économie. Cette pandémie affaiblit encore plus ce qui restait de l’Empire byzantin, qui tombera face aux Ottomans en 1453.


En 1832, l’historien allemand Justus Hecker publie Der schwarze Tod im vierzehnten Jahrhunderd (La Mort noire au XIVe siècle).
L’expression sera reprise en Angleterre (Black Death). En France on adoptera le terme peste noire. Hecker fournit différentes explications à l’emploi de l’adjectif noir: le deuil, l’apparition d’une comète noire avant l’épidémie ou le fait qu’elle ait d’abord frappé les Sarrasins (en raison de leur peau foncée). Les spécialistes considèrent que cette peste est bubonique ou pneumonique et qu’elle a été causée par le bacille yersinia pestis. Elle réapparaîtra à plusieurs reprises en Europe jusqu’au XVIIIe siècle: Italie (1630), Séville (1647), Naples (1656), Londres (1665), Vienne (1679), Marseille (1720), les Balkans (1738), Russie (1770).


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Le 1er mai 2020, un auteur inconnu publiait sur les réseaux sociaux une lettre attribuée à Mme de Sévigné.
Celle-ci aurait adressé cette lettre à sa fille en 1687, alors qu’elle était confinée à Paris pour cause d’épidémie.
La lettre se révéla très vite être un pastiche, en raison des contrevérités historiques qu’elle contient.
Pourtant, cette lettre et la démarche de son auteur intéressent à plus d’un titre: la langue française, l’histoire et la sociologie.
Il n’y avait pas d’épidémie de peste en France en 1687, mais il y en eut en 1668 et elle causa 40 000 morts. Elle frappa surtout le nord-ouest du Bassin parisien, la Haute-Normandie et la Picardie. Après cela, il n’y aura plus en France qu’une seule résurgence de la peste, à Marseille en 1720.

Le caractère limité de l’épidémie de 1668 explique que Mme de Sévigné n’en parle pas dans sa correspondance. En a-t-elle eu connaissance? Nous l’ignorons.

Par ailleurs, la fausse lettre de 2020 nous interpelle sur le besoin que nous éprouvons d’écrire quand une menace plane sur notre vie ou notre sécurité. C’est une manière d’exorciser la peur. Évoquer ce que d’autres ont vécu nous rend l’épreuve plus supportable. C’est ce qui explique aussi la démarche de Boccace dans le Décameron.


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Il y eut d’autres exemples dans la littérature.

La Fontaine, dans sa fable «Les animaux malades de la peste» (1678), dresse un tableau de la société face au malheur, à la maladie et à la mort. Bien qu’il utilise la métaphore animale, on comprend bien que c’est de la société des hommes qu’il s’agit. Rien n’y manque: la menace de la mort («Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés»), le danger des relations («Plus d’amour, partant plus de joie»), les inégalités sociales et le rôle de l’autorité («Le lion tint conseil et dit…»), la recherche d’une victime expiatoire («À ces mots on cria haro sur le baudet»). Sans doute ce dernier point n’est-il plus d’actualité. Mais c’est à voir.

La peste a continué à faire des ravages au XVIIIe et au XIXe siècle. Cependant d’autres maladies infectieuses et contagieuses ont en quelque sorte pris le relais. À partir de 1817, le monde est frappé par une pandémie de choléra.
Le chimiste et biologiste français Louis Pasteur (1822-1895) parvint à isoler son principe actif, le vibrion cholérique. Il ouvrit ainsi la voie à la vaccination.
Le choléra fut la cause d’un million de morts dans le monde.

La peste ne disparut pas pour autant. De 1855 à 1920, elle causa plusieurs millions de morts.
Quant à la variole, causée par un virus, elle apparaît au VIIIe siècle au Japon. On la retrouve vers 1520 en Europe où elle cause 56 millions de morts.
Autre maladie infectieuse, la tuberculose se répandit au XIXe siècle, notamment parmi les écrivains et les artistes.
Un biologiste allemand, Robert Koch (1843-1910), en découvrit le bacille.


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On ne compte pas les célébrités qui ont traîné cette maladie pendant des années avant de succomber.
Parmi les écrivains, citons les sœurs Charlotte, Anne et Emily Brontë, Anton Tchékhov, Franz Kafka ou Robert Louis Stevenson.
D’autres ont souffert d’une forme atténuée de la maladie avant de succomber. George Orwell a imaginé son roman Hommage à la Catalogne lorsqu’il se battait auprès des Républicains en 1937. Il dénonçait ainsi le totalitarisme qui, comme une épidémie, exerce son emprise sur les individus. On retrouve la même problématique dans 1984.

Parmi les personnalités célèbres, Richelieu et Thérèse de Lisieux ont été emportés par la tuberculose.
Parmi les musiciens, il faut citer Luigi Boccherini et Frédéric Chopin. Ce dernier inspira George Sand pour son roman Lucrezia Floriani, qui est le miroir de sa liaison avec le célèbre pianiste. Le héros, Karol de Roswald, vient de perdre sa mère, qui lui a prodigué une tendresse assidue, alors qu’il était faible et souffreteux. Il rencontre Lucrezia, qui veillera sur lui à l’image de cette mère tendre, mais abusive. C’est le rôle que joua George Sand auprès de Chopin pendant les années de leur liaison à Majorque et à Paris.
Cependant George Sand s’en accommoda bien par l’écriture, ce qui fait dire à Félix Pyat:
«Elle est comme la Tour de Nesle: elle dévore ses amants, mais au lieu de les jeter ensuite dans la rivière, elle les couche dans ses romans» XX.

 


© Jacques Goyens, revue Francophonie vivante n° 2 - 2020

[ La suite de cet article est à lire dans le numéro imprimé de la revue Francophonie vivante, 2020-2 ]

 Notes

1.Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre II, XLIX. 

2. Félix Pyat (1810-1889), contemporain de George Sand, était homme politique, écrivain et journaliste. Il a écrit abondamment, notamment pour des revues comme Le Journal des Débats ou La Revue des deux mondes.




 

Notes

  1. .Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre II, XLIX
  2. Félix Pyat (1810-1889), contemporain de George Sand, était homme politique, écrivain et journaliste. Il a écrit abondamment, notamment pour des revues comme Le Journal des Débats ou La Revue des deux mondes

Metadata

Auteurs
Jacques Goyens
Sujet
Pandémies, épidémies dans la littérature française et internationale.
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Francophonie vivante n° 2 - 2020
Droits
© Jacques Goyens, revue Francophonie vivante n° 2 - 2020