© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

La Polémique du Nobel décerné à Bob Dylan

Adrian Grafe

Texte

[ La Polémique du Nobel est la 2e Partie du texte intitulé Bob Dylan et le prix Nobel, par Adrian Grafe, à lire également dans Francophonie vivante n° 2-2018.] 



Il n’est pas difficile de résumer la controverse sur le prix Nobel de littérature de Dylan. Son travail est-il de la littérature (ou de la poésie)?

L’Académie suédoise n’était guère révolutionnaire à cet égard: le critique littéraire Christopher Ricks s’intéresse au travail de l’artiste depuis le milieu des années 1970; en 1982, c’est au tour de l’universitaire américaine Betsy Bowden de publier un ouvrage La littérature interprétée sur scène: paroles et musique de Bob Dylan. S’agirait-il donc de littérature?

La catégorie est une question primordiale, comme Dylan lui-même l’a dit quand on lui pose (déjà!) la question en 2001 à propos de la possibilité de remporter le prix Nobel de littérature: «Je joue de la musique».

Sara Danius, alors Secrétaire permanente du Comité Nobel de l’Académie suédoise, a justifié la dimension littéraire de l’attribution du prix à la suite de l’annonce du lauréat 2016 en octobre de la même année: «On peut lire Dylan, on doit lire Dylan».
Constatation tout à fait sensée et compréhensible: Dylan lui-même ne publie-t-il pas régulièrement les textes de ses chansons au fur et à mesure que ses albums sortent? La mise en page de ces textes, comme c’est le cas pour bon nombre de paroliers d’ailleurs, ressemble à l’identique à celle des strophes d’un poème.

Mais la conférence de Dylan ne résout pas tout à fait la question.
Une fois la question posée de savoir si «[s]es chansons sont de la littérature», il ne répond pas qu’elles le sont, mais remercie le Comité d’avoir répondu à la question pour lui.

Plus tôt dans cette conférence, Dylan dit: «songs are unlike literature. They’re meant to be sung, not read» («les chansons ne sont pas comme la littérature. Elles sont faites pour être chantées, et non pas pour être lues»).
On constate donc qu’en dehors de la question catégorielle l’intéressé lui-même compte bien participer au débat. On peut se demander, au vu de cette déclaration, pourquoi Dylan a toujours publié des recueils des textes de ses chansons. Pour l’argent? Possible. Pour faire connaître son art au plus grand nombre? Pourquoi pas. Un argument serait que ses textes sont plus abordables sur la page que sur l’enregistrement, puisque la voix de Dylan n’est pas au goût de tout le monde.

Mais c’est la contribution critique de Christopher Ricks qui est un élément déterminant, voire essentiel, dans la considération de l’œuvre dylanienne à la fois comme appartenant à la sphère de la littérature et comme méritant des éloges.

Ajoutons à cela les cris d’indignation: Pourquoi Dylan? Les objecteurs se sont mis à hurler: Pourquoi pas Leonard Cohen plutôt, un plus grand poète, et plus légitime? Ou encore Joni Mitchell, dont les textes sont beaucoup plus érudits que ceux de Dylan? Leonard Cohen lui-même a réagi à l’annonce du prix: «Décerner à Dylan le prix Nobel, c’est comme accrocher une médaille sur l’Everest parce qu’il est la plus haute montagne du monde». Il ne faisait que constater un fait.

Quiconque s’est tenu au courant des événements qui ont suivi l’annonce du prix Nobel à l’automne 2016 sait qu’il existe une autre dimension controversée: la réaction du lauréat lui-même ou plutôt sa non-réaction, son silence. Et quand il a finalement répondu, c’était par procuration – en envoyant Patti Smith à la cérémonie de remise des prix à sa place et en faisant lire son discours de banquet par l’ambassadrice américaine.
Dylan finira par enregistrer sa conférence pour satisfaire aux exigences du jury; celle-ci sera diffusée à la mi-2017.

L’intuition de Marc Porée, dans son article sur le prix Nobel de Dylan, selon laquelle les remarques de Dylan sur Moby Dick semblaient plutôt banales, similaires à un devoir d’école, s’est avérée juste lorsqu’il fut découvert que plusieurs remarques de Dylan présentaient une ressemblance frappante, quasi mot pour mot, avec le matériel en ligne de Sparknotes sur le roman de Melville.

Ajoutons de brèves remarques sur le prix Nobel de littérature et sa pertinence pour Dylan.


Premièrement, le prix est une entreprise publicitaire. Il est bon pour les auteurs, pour leur réputation et leur portefeuille. Que ce soit sérieux du point de vue critique est une tout autre question. Le Nobel de littérature a été accusé de devenir commercial au cours des dernières années, et l’on prétend qu’il devrait plutôt défendre des publications importantes.
Lorsque Thomas Hardy a été mis de côté pour le prix, il écrivit à un ami le 20 novembre 1921: «Le prix ne m’a pas été décerné… La poésie anglaise est toujours sous-estimée sur le continent, sauf celle de Byron. Et même, on l’y voit comme un méchant lord plutôt que comme un poète».
Puis on se souvient de la réponse de Yeats quand on lui avait annoncé qu’il l’avait gagné: «Combien?»
Je ne vois rien de honteux à ce que Dylan transmette sa conférence quelques heures avant le délai pour recevoir son prix, comme ce fut le cas.


Deuxièmement, deux anciens lauréats du prix de littérature ont été philosophes, et un autre historien et homme d’État: Bergson a remporté le prix de littérature de 1923, Bertrand Russell celui de 1950 et Winston Churchill celui de 1953. Le prix Nobel de littérature 1995 a été donné à Wislawa Szymborska. Cette attribution a fait d’une femme poète polonaise relativement peu connue une artiste mondiale, ce qui est tout à fait recevable.
Mais avec Dylan, le prix n’a pas transformé le lauréat en artiste mondial: c’est le prix qui est devenu mondial, car gagné par un artiste d’envergure déjà internationale. On ne peut pas ignorer le fait que l’attribution du prix Nobel à Dylan ait permis à l’Académie suédoise d’acquérir un public élargi (celui des fans de Dylan) et une attention médiatique considérable.


Le professeur de poésie de l’Université d’Oxford Simon Armitage, quant à lui, souligne que le travail de Dylan n’est pas à la hauteur des lauréats du prix Nobel: selon lui, il y a des howlers, des erreurs, notamment grammaticales, dans les textes de Dylan.
Il me semble qu’Armitage se perd dans ses propres objections quand il affirme d’une part que «les paroles des chansons rock ne sont pas de la poésie», que «les chansons ne sont pas des poèmes», et d’autre part que Dylan commet des erreurs dans ses paroles qui sont indignes d’un lauréat du Nobel de littérature.

Si les paroles de chansons ne sont pas de la littérature, le fait que les paroles de Dylan soient indignes du Nobel, ou même pleines de howlers, n’est pas pertinent, car, en tant que parolier, il ne serait de toute manière pas éligible au Nobel de littérature.
Et puis, Dylan aime et parle la langue populaire, qui a par ailleurs toujours fait partie de la littérature. Ses chansons et ses discours sont truffés de groupes de mots, de formes ou d’expressions grammaticalement incorrects.

Rappelons le commentaire de N. F. Blake dans son étude de 1989, The Language of Shakespeare: «les jeux de mots donnent la priorité au son par rapport au sens. La grammaticalité de surface peut être sacrifiée…»

Et si le professeur Armitage veut s’en prendre aux howlers de Dylan, je réponds: voilà une observation merveilleuse! Tout cela convient très bien à Dylan, ami proche du poète américain Allen Ginsberg (1926-1997), auteur du célèbre recueil Howl and Other Poems (1956).
Le hurlement est au cœur de la poétique de Dylan: «Sweet Melinda prend ta voix / Et te laisse hurler à la lune», surtout dans la dernière strophe d’«All Along the Watchtower», simple et sombre, puissante et cinématographique,


All along the watchtower, princes kept the view
While the women came and went, barefoot servants too
Outside in the cold distance a wildcat did growl
Two riders were approaching, the wind began to howl


À la tour de guet, des princes veillaient
Tandis que les femmes allaient et venaient, leurs domestiques pieds-nus aussi
Dehors, au loin, dans le froid, un chat sauvage grognait
Deux cavaliers s’approchaient, le vent commençait à hurler

 

Dylan est poète, un poète de la chanson, qui a fait atteindre à la chanson populaire de nouveaux sommets. Tous les honneurs et tous les prix du monde, pas même le Nobel, ne pourront éloigner ses chansons des marges, là où elles ne cesseront de grogner et de hurler, là où elles seront chantées, écoutées – et lues.


 [ Lire la Partie I de ce texte:  Bob Dylan et prix Nobel, dans Francophonie vivante 2-2018 également sur Revues be.]


© Adrian Grafe, revue Francophonie vivante n° 2-2018
Je remercie Caroline Gallois et Julie Depriester pour leurs précieuses relectures

 

 

Metadata

Auteurs
Adrian Grafe
Sujet
prix Nobel Littérature 2016. Bob Dylan. Polémique.
Genre
Essai littéraire
Langue
Français
Relation
revue Francophonie vivante, n°2-2018
Droits
© Adrian Grafe, revue Francophonie vivante, n°2-2018