© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Le souffle du poète

Jérémy Lambert

Texte

Dans le petit volume intitulé « La poésie est-elle un mensonge ? », 70e numéro des Cahiers du journal des poètes, Jean Cocteau déclare avec l’aplomb un tantinet impertinent qui pouvait être le sien : " Vous savez bien que la poésie est la manière la plus insolente et la plus précise de dire la vérité. "
Ainsi, la poésie servirait la vérité, parce qu’elle vise la précision et non l’exactitude des choses, c’est-à-dire l’adéquation de son langage avec ce qui doit être dit et non la conformité de sa parole avec une quelconque réalité. De ce fait, elle est bien insolente : dévoilant les masques du réel et cherchant constamment à en saisir l’essence, elle bouleverse l’ordre des choses, en fait surgir la matière brute originelle.
Cette conception de la poésie est proche, à bien des égards, de celle de Pierre Emmanuel. Lorsque l’on songe à l’homme d’engagement(s) qu’il fut, viennent en tête spontanément son rôle joué à la R.T.F., ses présidences du PEN club, de l’INA...


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Mais ce serait oublier qu’il n’accepte ces diverses charges qu’après la guerre et que son engagement pour la communauté s’enracine et s’édifie avant tout dans l’écriture poétique. Le premier engagement de l’écrivain est un engagement pour le poème (comme objet de vocation) et par le poème (comme objet de résistance) ; c’est ce que la présente réflexion souhaite mettre en évidence : comment le souffle du poème en fait un levier d’engagement extraordinairement puissant.

En 1935, Pierre Emmanuel découvre, par hasard, le recueil Sueurs de Sang de Pierre Jean Jouve.

La lecture de celui-ci provoque un véritable cataclysme en son for intérieur, et sa rencontre avec Jouve en 1937 encore bien davantage, le poussant à se contraindre au silence. Ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’il revient publiquement au poème avec le texte « Christ au tombeau », qu’il signe de son pseudonyme, « Pierre Emmanuel ».

En 1938 a également lieu son mariage avec Jeanne Crépy. Tous deux habitent Pontoise, où l’écrivain, non mobilisable à cause de son état de santé, est enseignant. En juin 1940, leur maison ayant été détruite par les bombardements, ils se retrouvent sur les routes. Empêchés d’atteindre Pau, à cause des restrictions mises en place par le régime, ils se replient finalement sur la petite ville de Dieulefit, dans la Drôme, où ils retrouvent Pierre Jean Jouve et son épouse.

Le couple réside pendant quatre années à Dieulefit, nom dont on peut difficilement éluder la symbolique. En effet, « Dieu » « fit » de Pierre Emmanuel à la fois un poète et un résistant. Cependant, devenir poète et résistant n’est pas chose facile, d’autant moins à un moment où c’est surtout le silence de Dieu qui se fait entendre.

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Aussi trois questionnements vont-ils constituer le terreau à partir duquel vont germer les poèmes écrits pendant cette période :
Comment résister face au Mal ? Comment résister en tant que poète ? Et comment résister face au silence de Dieu ?

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À Dieulefit, Pierre Emmanuel publie ses poèmes dans diverses revues : Fontaine, Traits, Les Cahiers du Rhône mais aussi Poésie de Pierre Seghers. Ce dernier veut faire de sa revue (anciennement intitulée Poètes Casqués, la revue des poètes mobilisés) le fer de lance de l’unité résistante.

À cet égard il propose une anthologie de la poésie espagnole (Poésie 41), offrant une belle place à Federico García Lorca – à qui est d’ailleurs dédié le premier poème du recueil Jour de Colère de Pierre Emmanuel.
Ce dernier publiera à de nombreuses reprises chez Seghers, notamment dans Poésie 42, y rassemblant des poèmes pour former le recueil Combats avec tes défenseurs.

C’est à ce titre que l’éditeur l’inclut pleinement dans le volume La Résistance et ses poètes (1940-1945)  qu’il publie en 1974 – une Résistance que Pierre Emmanuel rejoindra de manière effective en 1944 en devenant membre du Comité départemental de la Résistance de la Drôme.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’écriture de Pierre Emmanuel s’articule selon une double veine poétique : les recueils dits « personnels » (marqués par la quête intérieure du poète) et les recueils « de résistance » (davantage marqués par le contexte historique).

Parmi les premiers, on compte notamment des volumes comme Tombeau d’Orphée (1941), Memento des vivants (1944), Le poète fou (1944) ou Sodome (1944).
Parmi les seconds, on range Combats avec tes défenseurs (1942), Jour de Colère (1942), La liberté guide nos pas (1945) et Tristesse ô ma patrie (1946).

Si le poème n’est pas seulement une œuvre esthétique, mais aussi un acte de résistance, c’est parce qu’il ne se contente pas d’assembler les mots : « il les agit ».

C’est en ce sens que la question du mensonge n’a pas lieu d’être dans le poème: ce dernier n’est ni vrai ni faux, il existe, et créer est, affirme Jacques Rancière dans La chair de la Parole : 
« Projeter le livre vers un réel qui n’est pas celui qu’il raconte mais celui dans lequel il doit devenir un acte, une puissance de vie » XX.  

Écrire le poème, c’est faire œuvre « est/éthique » XX.

Le recueil Jour de Colère XX témoigne de cette nécessité « est/éthique » du poème. Publié en mars 1942 aux éditions Edmond Charcot (à Alger), et simultanément dans la collection de la revue Fontaine pour la distribution française, Jour de Colère se compose de poèmes qui sont très souvent à la source même de la création de Pierre Emmanuel, la majorité d’entre eux ayant été écrits avant ceux qui composent le volume Combats avec tes défenseurs.

Jour de Colère s’organise en cinq parties, qui invitent le lecteur au cheminement d’une nuit (la grande nuit de la guerre) de laquelle il sort, à l’image de Jacob et de sa lutte avec l’Ange, épuisé mais grandi.

Le recueil s’ouvre sur « Hier », et trois poèmes à travers lesquels Pierre Emmanuel s’attache à déchiffrer les signes annonciateurs de la « noire nuit » (JC 133).
Suivent alors les sections « Sang », qui évoque les horreurs de la guerre, « La Sainte Face », cœur du recueil, dans lequel le croyant se confronte à sa foi, et « La nuit tressaille », où se font entendre les premiers sursauts de l’espérance. Le recueil se clôt avec la section « Aube », avènement d’une liberté difficile, qui rappelle que l’heure la plus sombre est toujours celle qui précède l’apparition du jour.

Le titre du recueil renvoie au Dies Irae, séquence médiévale chantée, qui adopte la forme d’une hymne liturgique. Il est significatif que ce soit à la musique que Pierre Emmanuel fasse appel : le poème n’est-il pas chant et intensité rythmique? Quant au titre, il fait allusion à la colère de Dieu au dernier jour ainsi qu’au retour du Christ. L’origine de cette image est inscrite dans la séquence :

   Jour de colère, ce jour-là
   Où le monde sera réduit en cendres
   Comme en témoignent David et la Sibylle

Si la source de cette hymne est davantage à chercher du côté du Livre de Sophonie (1, 15), il est intéressant que ce soit à David et à la Sibylle antique que le texte fasse référence, mettant là en exergue deux figures qui valent avant toute chose pour la fonction qu’elles occupent : celle d’oracles, de prophètes.

La dédicace de Jour de Colère va d’ailleurs en ce sens :

" Aux morts ces contempteurs superbes de la mort ces durs justiciers ces violents prophètes (JC 132). Dédié aux innombrables « morts » engendrés par la guerre, le recueil voit en ceux-ci de « violents prophètes. "

Or, la formulation proposée par Pierre Emmanuel est, à l’instar de la parole prophétique, paradoxale : « Aux morts ces contempteurs superbes de la mort ».
En jouant sur la répétition du terme, le poète ôte aux « morts » leur disparition : si les morts méprisent la mort, c’est parce qu’ils n’ont jamais été aussi vivants pour les vivants qui restent. Leur mort n’est pas oubli : au contraire, il existe, par le poème, une mémoire des morts qui déjoue la mort.

Le meilleur exemple en est le poème inaugural de Jour de Colère, intitulé « À Federico García Lorca ».
Le poème n’est pas seulement dédicacé au poète espagnol, mais ce dernier, en lui donnant son titre, est tout entier le poème. Le texte de Pierre Emmanuel rend ainsi vie à Lorca, assassiné en 1936 et dont les œuvres sont interdites par le régime franquiste jusqu’en 1953. Le poète français insiste sur l’urgence de ce sauvetage (JC 133) :

   On te fusille quelque part sur tes déserts
   Grenade est à tes pieds offerte en proie aux vers
   On a déjà creusé la mémoire derrière

Dénonçant le meurtre de Lorca, le texte joue sur l’ambiguïté des « vers » et de la « mémoire derrière » et crée une analogie entre la fosse commune (la « mémoire derrière », d’oubli) dans laquelle a été enterré le poète espagnol (rongé par les vers), et le poème qu’il lui édifie (qui serait une « mémoire devant »), une sépulture visant à le préserver et à sauvegarder le souvenir de son œuvre, de ses vers.

Pour Pierre Emmanuel, la mémoire jamais ne s’effacera tant qu’il y aura quelqu’un pour parler au nom du témoin que l’on a voulu faire taire. Comme David et la Sibylle, le témoin est celui qui « atteste » (teste est le terme latin utilisé dans l’hymne liturgique) de la chose passée ou à venir.

Quant au poète, là réside sa fonction : se faire le témoin du témoin, prendre la parole pour le témoin et endosser également, dans ce même mouvement, sa condition de prophète, souffrant du risque de ne pas être cru.

Faisant route, le lecteur de Jour de Colère est invité à s’arrêter au détour de quelques pierres de touche, qui lui permettent de mieux en appréhender les enjeux thématiques et esthétiques. Le troisième poème de la première section du recueil s’intitule « Eli Lamma Sabactani », qui renvoie à l’appel du Christ sur la Croix (par exemple, en Matthieu 27, 46).

Aussi, dès l’initiale de son recueil, Pierre Emmanuel pose la question de l’abandon de Dieu au cœur de la tourmente du monde. Où donc Dieu est-il passé ? Les premiers vers, placés dans la voix du « Peuple », rendent compte du manque qui se fait jour (JC 135) :

   En cette noire nuit
   sans yeux sans mains sans cri
   sans eau que le sang sans lueur que le sang
   sans astres que le sang lunaire au firmament
   sans brume que le sang jamais séché toujours fumant
   sans Âme que le sang jamais figé toujours errant
   sans visage que la Face de l’abîme
   tournée vers nous.

La répétition du « sans » en début de vers, qui se confond avec son homophone « sang », souligne l’enivrante férocité de la guerre, de laquelle rien ne sourd que le « sang » versé, alors que la voix adressée reste « sans » réponse, toujours, confrontée à la seule « Face de l’abîme ». La souffrance du manque de répons s’inscrit à même la chair du poème, comme en témoignent les deux derniers vers, impairs et boiteux.


Dès lors, comment garder intact ce credo inconditionnel, face aux atrocités de la guerre telles qu’elles sont dépeintes dans la deuxième partie du recueil, « Sang » ? Le poème « Juifs » réactive le motif littéraire bien connu du « Juif errant ». Là encore le poids des mots se fait sentir: censuré par l’Occupant en 1942, le poème avait été renommé « Sion ». Il s’agit bien là d’un procédé d’effacement finement régulé : dénier le nom, c’est bien nourrir l’espoir qu’en faisant disparaître le mot, la chose s’évanouisse avec lui.

Rappelant l’exil des Juifs, en universalisant ce motif, le poème « Réfugiés » est l’un des textes les plus forts du recueil. Véritable incantation, celui-ci s’ouvre sur quatre strophes qui, chacune, place en évidence une image poétique forte (JC 145-146) : l’« Exode » contraint, les « Frontières » à traverser, les « Visages » méfiants ou apeurés, jusqu’à ce cri: « J’ai fui ». C’est bien le sujet poétique lui-même qui prend la fuite, poussé par la nécessité. Outre son actualité, ce poème est remarquable par son rythme blessé, multipliant par ses allitérations les achoppements, à l’image de la thématique qu’il aborde (JC 145) :

   Frontières
   toute la terre est tendue de rets et tout le ciel
   semé de pièges d’un grand art où se devine
   la science de mille siècles de douleur
   mille siècles de peur de haine de justice
   de mots. [...]
   Et nous dont le désespoir est sans frontière
   nous le pays lépreux et terrible du sang
   maintenant et à jamais il faut nous taire
   nous taire et devenir terre muette, terre
   de désolation sans plainte et sans appel
   car ce mutisme est notre chaleur et notre ciel
   notre patrie! une douceur illimitée
   mémoire de pleurs à venir s’étend derrière
   le front dur, et les yeux reposent loin du temps.


Dans la section « La Sainte Face », Pierre Emmanuel s’adresse directement à Dieu et l’interroge, le rudoie, s’y confronte avant de comprendre que c’est d’abord à lui-même qu’il doit se confronter. Le poème « Contemplation » est emblématique de cette lutte intérieure, dans lequel apparaît pour l’unique fois du recueil le mot « Poète », écrit avec une majuscule (JC 155-156) :

   [...] quelle lèpre
   m’injecter pour que je meure en vraie chair
   pour que dieu fasse grâce au Poète et lui donne
   une souffrance d’homme et non de seul? Ô viens
   rompre ce cœur en un vol joyeux de blessures.

La « grâce » que réclame le « Poète » à « dieu » est qu’il lui donne « une souffrance d’homme et non de seul » : par-delà la souffrance personnelle, c’est à la souffrance universelle que le poète désire toucher. Ce n’est qu’à ce seul prix qu’il pourra authentiquement faire œuvre de « Poète » et, ce faisant, devenir véritable témoin des témoins. Quitter le particulier pour rejoindre l’universel est l’un des grands enjeux de Jour de Colère, dont on trouve la forme la plus explicite dans la reprise ponctuelle du Stabat Mater (« Espagne », « Pietà sur les nations »).

« La nuit tressaille », quatrième section du recueil, symbolise la quête d’universalité du poète. Dans « Hymne de la liberté », c’est au nom de tous les Hommes que celui-ci prend la parole, libéré de sa vindicte à l’encontre de dieu, pour se faire flambeau dans la nuit. C’est à présent son « Chant nu » (JC 177) qui doit s’épanouir (JC 177) :

   c’est le monde par moi vivant et libre encor
   ce monde que dieu m’a donné pour que j’y vive
   ce monde sans figure et sans voix dont je suis
   le visage et le chant futur car je suis libre

Le chant du poème devient, par l’utilisation de l’anaphore, litanie et prière, porteur d’une espérance intime, comme le suggère le dernier vers (JC 177-178) :

   par-dessus l’ordre dérisoire des tyrans
   il y a l’ordre des nuées et des cieux vastes
   il y a la respiration des monts très bleus
   [...]
   il y a les immenses moissons du devenir
   il y a dans des tyrans une angoisse fatale
   qui est la liberté effroyable de dieu.


L’expression « la liberté effroyable de dieu » fait écho au discours de la mystique négative. Le lecteur n’est ainsi pas étonné de découvrir, dans la dernière partie du recueil (« Aube »), deux poèmes qui abordent ce sujet : « Nada » (« Rien »), que suit aussitôt le poème « Jean de la Croix », dont le « nada » en fait la figure la plus représentative de la mystique négative.

De la même manière qu’il n’est, pour le mystique espagnol, qu’un seul chemin qui permette d’arriver à Dieu – celui du détachement intégral, le poète n’a d’autre voie à suivre que celle-là. Ce n’est qu’à cette condition qu’il advient en tant que « Poète » et que son poème se fait œuvre de Résistance (JC 182) :

   après les noirs déchirements de nuit humaines
   dans l’extase effroyable de la vraie Nuit
   après l’épuisement de l’Être et du Néant
   [...]
   parut la sainte identité de mort enceinte:
   c’était le premier jour de la création.

À la « liberté effroyable » de dieu répond l’« extase effroyable » du « Poète » qui, dépassant « l’épuisement de l’Être et du Néant », atteint la « vraie Nuit », que Pierre Emmanuel écrit dans ce cas avec une majuscule, pour la distinguer de la « noire nuit » de la guerre : la « vraie Nuit », celle de l’anéantissement de soi en vertu de l’universalité de toute « création ».

                                                                      *

C’est pourquoi le « nada » de Jean de la Croix offre à Pierre Emmanuel une réponse unique à son triple questionnement.

À la question « Comment résister face au Mal ? », la réponse est de ne pas chercher à savoir comment l’on peut agir, mais d’être ce que l’on est, avec ses armes propres: celles de poète.

À la question « Comment résister en tant que poète ? », la réponse est de ne pas chercher à « jouer au poète », mais seulement de l’être, car c’est la nécessité du poème qui en garantit la vérité et l’agir.

Enfin, à la question « Comment résister face au silence de dieu ? », la réponse est de ne pas, chez l’autre, chercher une réponse, mais de la trouver en soi-même, par l’aiguisage de son «regard intérieur», ainsi que le conclut Pierre Emmanuel, à la toute fin de Jour de Colère (JC 183) :

   Et que je m’en remette à ce regard Seigneur
   Pour affronter le jour de ta Miséricorde.

 



 © Jérémy Lambert, 2016

Notes

  1. Jacques Rancière, La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 10 (l’auteur souligne)
  2. Paul Audi, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Lagrasse, Verdier, « Poche », 2010
  3. L’édition de référence (abrégée dorénavant JC) est la suivante : Pierre EMMANUEL, Œuvres poétiques complètes. Premier volume, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001

Metadata

Auteurs
Jérémy Lambert
Sujet
L'oeuvre poétique de Pierre Emmanuel pendant la Résistance
Genre
Essai littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Francophonie Vivante, n° 4 , 2016
Droits
© Jérémy Lambert, 2016