© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Trisha Brown: No limits. (in Portrait)

Rosita Boisseau

Texte

Avant-gardiste, influente, aventureuse, les adjectifs ne manquent pas pour qualifier la chorégraphe états-unienne, disparue en mars dernier. Portrait d’une artiste incontournable. 

Longs bras, longues jambes, silhouette toujours légèrement perchée au-dessus du monde comme le survolant pour mieux l’apprécier, la danseuse et chorégraphe américaine Trisha Brown (1936-2017) a tatoué dans les mémoires sa ligne et son style. Avec cette classe pleine d’élan et cette subtile jouissance de soi dans l’espace qui illuminaient chacune de ses apparitions.

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Trisha Brown est l’une des rares artistes états-uniennes à avoir imprimé sa marque sur différents chapitres majeurs de l’histoire de la danse et de l’art en général. Depuis ses premières performances à l’enseigne du mouvement d’avant-garde de la Judson Church, à New York, dans les années 60, jusqu’à ses mises en scène d’opéras 40 ans plus tard, en passant par ses pièces contemporaines, dont les désormais mythiques Glacial Decoy (1979) et Set and Reset (1983), en complicité avec le plasticien Robert Rauschenberg (1925-2008), Trisha Brown a tout fait. Avec une analyse de son parcours franche et lucide qui la verra soudain couper court sans peur à son envolée pour basculer vers de nouveaux territoires dans les années 2000. Et toujours, en courroie de transmission de cette autodéfinie « locomotive de l’abstraction, reine des structures mathématiques », une écriture immédiatement reconnaissable, subtil système de poids et contrepoids, soudain dynamité d’un coup de hanches swing.


Curieuse infatigable

Les apprentissages, nombreux, qui ont nourri Trisha Brown, né à Aberdeen (État de Washington), expliquent les multiples éclats qui émaillent sa signature gestuelle. Ils soulignent aussi le travail rigoureux et quotidien de la danse comme art d’exigence mais aussi la curiosité gourmande de la chorégraphe. Dès l’enfance, Trisha Brown a fait corps de tout. La « rubber girl », comme elle se présentait elle-même lorsqu’elle évoquait ses débuts, est passée par la danse classique, les claquettes et l’acrobatie. Un peu plus tard, elle poursuit ses études au Mills College, en Californie, et y approfondit ses pratiques. Sur la côte Ouest, elle rallie la cause de la pionnière Anna Halprin (née en 1920), figure de la post modern dance américaine et de la performance dès le début des années 50. Elle expérimente à ses côtés la notion de « task » (tâche) en passant des heures à balayer. Au risque d’envoyer tout balader pour atterrir à New York.

La voilà en 1961 auprès du maître de l’abstraction Merce Cunningham (1919-2009) et du compositeur John Cage (1912-1992), avant d’opter pour le camp contestataire du Judson Dance Theater, avec Simone Forti, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Lucinda Childs… Avec eux, elle remet en cause les codes de la représentation, parie sur l’expérimentation tous azimuts, l’invention de soi et les gestes quotidiens. Le « No Manifesto » d’Yvonne Rainer pose dès 1965 le cahier des charges critique de cette bande « d’aventuriers de la forme », selon la formule de Mikhaïl Barychnikov, qui leur consacra le spectacle PASTForward en 2000.
« Non au spectacle, non à la virtuosité, non aux transformations et à la magie et au faire croire que, non au glamour et à la transcendance de l’image de la star, non à l’héroïsme… ».
Ce rejet, accompagné d’un retour aux fondamentaux du corps et du mouvement, que la « non danse » française va remettre au goût du jour dans les années 90, bouleverse la donne spectaculaire. En 1962, dans Trillium, Trisha Brown joue sur les trois positions « debout, assise et allongée ».


Refus de l’académisme

Vite, Trisha Brown prend les rênes de sa destinée. Elle fonde sa compagnie en 1970, à New York. Elle persiste dans une veine performative qui va devenir le socle de son travail en créant d’abord in situ. En 1971, Roof Piece, posé comme une soucoupe volante sur les toits de son quartier de Soho, joue sur la profondeur de l’espace en tissant des liens chorégraphiques magiques entre des danseurs. Très émouvant, en 2015, de voir réapparaître à l’enseigne du Centre national de la danse à Pantin, dans le cadre de l’opération Revue, autour de la mémoire de la danse et de la transmission, cette pièce sidérante, orchestration d’un jeu de relais gestuel entre des interprètes postés à distance sur différents endroits des toits.

En 2005, lors d’une rencontre avec Trisha Brown, dans sa cuisine, à Soho, elle riait encore, non sans émotion, lorsqu’elle se souvenait aussi de ses balades à vélo dans ce quartier populaire à l’époque, en se rappelant le contexte de création de Roof Piece. « Je suis allée sonner chez les gens : je leur disais que j’étais chorégraphe, que j’avais envie de danser sur le toit. Ils me regardaient comme une bizarrerie et acceptaient. Je vivais et travaillais dans un état d’innocence totale, sans limites d’aucune sorte, sauf celles que je donnais à mes chorégraphies. J’étais en campagne. J’avais un appétit immense, envie de réaliser tout ce dont je rêvais. »

Mais Roof Piece n’est pas la seule action d’éclat de cette période riche en explorations. Refusant dans la foulée du Judson le cadre trop académique du théâtre, Trisha Brown et sa petite troupe prennent position dans les jardins, les parcs, sur des radeaux posés sur des lacs, mais aussi dans des galeries d’art. Elle y teste ses Equipment Dances, dont la fameuse marche-escalade le long des murs intitulée Man Walking Down the Side of a Building.
« À l’époque, je me considérais plus comme un sculpteur ou comme un maçon avec de l’humour que comme une chorégraphe, confiait-elle en 2005. Je n’avais pas de soutien financier, il n’y avait pas de lieu spécifique pour la danse qui m’invitait à présenter mes spectacles, pas de catégories non plus entre les artistes. Nous avons effectué des choses dangereuses que je ne referais pas aujourd’hui. Le jour où un harnais s’est détaché, blessant légèrement un spectateur, j’ai été choquée et j’ai arrêté de concevoir des pièces dans des lieux non prévus pour cela. »

Ses performances sont noyautées par la construction lente mais précise de son vocabulaire et de sa syntaxe, qu’elle va regrouper sous le titre générique d’Accumulations (1971-1975). Un nom qui cible exactement la conduite artistique de la chorégraphe aspirée par la spirale de son geste répétitif.
« Je me demandais à l’époque ce que signifiait vraiment l’abstraction en danse. Le contraire de la narration, ça c’est sûr. À partir de là, tout restait à faire. Dans le cadre des performances, la solution était trouvée à travers la progression de la chose. Marcher sur les murs du Whitney Museum avait un début, un milieu et puis une fin. La suite, passer au stade de l’écriture, devenait plus délicate. »
Toujours dans sa cuisine, elle s’était spontanément levée de son siège pour montrer concrètement quelle était à l’époque sa méthode de travail, tournant le poignet, puis ajoutant un autre mouvement du bras, puis un autre… pour une compilation de gestes s’additionnant jusqu’à plus soif.
Parmi les pièces-phares, Group Primary Accumulation (1973) met en scène quatre interprètes allongés au sol qui déclinent des mouvements comme relever le genou, plier le coude, soulever le bassin… Sticks (1973) les aligne avec de longs bâtons blancs qu’ils font glisser le long de leur crâne. Spanish Dance (1973) s’amuse d’une chenille de filles en train de se déhancher sur une chanson de Bob Dylan. La partition est stricte mais sa force d’expansion sera sans limites.

Signe des temps, surprise de cycles esthétiques qui remettent en jeu régulièrement à des années d’intervalle les mêmes principes, ses performances minimalistes, d’un impact visuel fort, reprendront du poil de la bête au début des années 2000. En pleine vogue conceptuelle, les artistes et les diffuseurs se passionnent pour ces boucles de mouvements simples incrustées parfois dans des installations plastiques parfaites pour des galeries et des musées. Ces Early Works seront donc à l’affiche de différents lieux, dont le Centre Pompidou, où l’on pourra voir, entre autres en 2008, Floor of the Forest (1970). À la grande surprise de la chorégraphe elle-même.

C’est d’ailleurs ce corpus que la compagnie, basée à New York, a décidé de mettre à l’affiche depuis la mort de la chorégraphe dans le contexte d’un programme intitulé Plain Site. Ce qui n’empêche pas de céder les droits de certains spectacles à des troupes de répertoire comme le Ballet de l’Opéra de Lyon. Lors de l’édition 2017 de l’opération « Danse en amateur et répertoire », pilotée par le Centre national de la danse à Pantin, un groupe de 22 danseurs de la compagnie De l’Air Dans l’Art, basée à Longjumeau, a interprété des extraits de Set and Reset – le cast initial était de sept – en inscrivant le travail dans les règles d’improvisation de Trisha Brown :
« Rester simple. Jouer avec la visibilité et l’invisibilité. Si vous ne savez pas quoi faire, alignez-vous. Rester sur le bord du plateau. Agir à l’instinct ».
Une interprète de Trisha Brown ainsi que deux notateurs Benesh, Romain Panassié et Fabien Monrose, accompagneront la transmission.

La seconde bascule a lieu au début des années 80. Trisha Brown décide de prendre d’assaut la boîte noire du théâtre qu’elle n’a jamais pratiqué.
« Les lumières, les costumes, les décors, la musique, je ne connaissais rien ; j’ai tout appris, précisait-elle toujours en 2005. Ça n’a pas été facile. »
Elle s’entoure de complices de premier choix, dont le plasticien Robert Rauschenberg, avec lequel elle concevra quelques-unes de ses pièces-phares, comme Glacial Decoy (1979), sur fond de 200 photos, Set and Reset (1983), également soutenue par des projections de clichés photographiques, sur une musique de Laurie Anderson, ou encore Astral Converted (1991), dans un décor de sculptures lumineuses montées sur roulettes. Elle collaborera aussi avec Fujiko Najaka pour Opal Loop (1980) ou Donald Judd pour Newark (1987), mais aussi avec des musiciens tels que Robert Ashley et Alvin Curann.

Comme nombre de chorégraphes, Trisha Brown a taillé sa gestuelle à même sa silhouette de femme déliée, légère et bondissante. Avec ce je ne sais quoi d’athlétique et de swing qui l’auréolait d’un charme unique. L’élaboration articulation après articulation était basée sur « les chemins naturels du corps avec un traitement démocratique de toutes les parties », selon sa formule. Jusqu’à l’emporter dans un jet complexe de bascules, retournements, changements de directions, avec ses bras battant l’air, ses jeux de hanches et de genoux. Elle qualifiait son écriture « d’éloquence abstraite ».



De nouvelles explorations

Le parcours sans faute de celle qui était « entièrement dévouée à l’abstraction » a calé un jour sans prévenir. La foudre lui est tombée dessus en 1988 lors des répétitions de L’Orfeo de Claudio Monteverdi, le premier opéra de sa carrière. Elle avait 62 ans. L’écouter, c’était avoir la chair de poule tant on sentait que ce choc émotionnel l’avait secouée. 

« C’était un soir, en juillet 1998, à Marseille, j’étais en train d’improviser sur l’aria Possente Spirito, et soudain tout a basculé. J’étais à la fois Orfeo demandant à entrer dans le royaume des morts, les mots qu’il chantait et les arpèges chorégraphiques que mon corps exécutait. J’étais emportée par la musique, le texte, la poésie, la littérature. J’ai su à ce moment-là que mon apprentissage était terminé. J’ai eu alors le désir d’explorer tout un tas de choses que je ne connaissais pas et que je ne m’étais jamais autorisées, comme la musique jazz et le ballet classique. »

Trisha Brown ouvre alors les fenêtres et a « le sentiment de revenir à la maison ». Elle chorégraphie El Trilogy (2000) sur le jazz de Dave Douglas, collabore avec le Ballet de l’Opéra de Paris pour O zlozony / O composite (2004), sur une musique de Laurie Anderson. Elle s’attache à chorégraphier des portés acrobatiques, aime « le sens très développé du partenaire » des danseurs classiques.
Parallèlement, l’infatigable et aventureuse Trisha se risque dans des performances entre danse et dessin. Sa recherche picturale, qui sera régulièrement présentée par des galeries d’art, a toujours stimulé son imagination depuis les années 70, où elle croquait déjà ses spectacles. Et lorsqu’en 2002, au Festival Montpellier Danse, elle se jette sur d’immenses feuilles de papier blanc et trace son mouvement, équipée de fusains aux mains et aux pieds, elle ne fait que reconduire en mode XXL son trait aiguisé. La manifestation dirigée par Jean-Paul Montanari lui rendra hommage lors de l’édition 2018 en mettant l’accent sur ces différentes actions et spectacles présentés à Montpellier, dont, en 1992, la pièce One Story as in falling, créée pour les danseurs du Centre chorégraphique national alors dirigé par Dominique Bagouet.

Ces retrouvailles avec l’émotion et un monde affectif auquel elle semblait avoir résisté pendant toute sa vie n’étaient pas chose facile.
« Je ne suis pas du genre à exporter mes émotions. Je suis une travailleuse, une danseuse, une sorte de machine à danser et c’est dans ce trop-plein que l’émotion apparaît. Parallèlement, je travaille sur la pureté. Vous ne pouvez pas, en dansant, évacuer votre histoire, votre mentalité, vos blessures. »
Celle qui rêvait depuis ses débuts de voler, a chorégraphié des portés planants où, sans doute, elle rejoignait les oiseaux dont les murs de sa cuisine new-yorkaise étaient décorés.
« J’aime profondément les oiseaux. Lorsque j’avais 14 ans, mon père m’emmenait à la chasse et j’en ai gardé un sentiment profond de culpabilité. Je leur dois toujours quelque chose : ma danse en tout cas tente de le leur rendre. »


© Rosita Boisseau, 2017

Metadata

Auteurs
Rosita Boisseau
Sujet
La chorégraphe américaine Trisha Brown
Genre
Biographie et descriptif du parcours artistique
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, n° 70, automne 2017
Droits
© Rosita Boisseau, 2017