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Les Créoles portugais d’Afrique : quelques échos d’une Romania subsaharienne

 Nicolas Quint

Texte

En 1434, le navigateur portugais Gil Eanes double le Cap Bojador (également appelé Boujdour), situé dans l'actuel Sahara occidental et qui, à l'époque, marquait pour les Européens de l'Ouest les limites méridionales du monde connu. Dans les années qui suivent, les marins lusitaniens, cherchant à ouvrir une route maritime vers les Indes, vont progressivement reconnaître les côtes de la partie occidentale de l'Afrique subsaharienne, atteignant finalement le Cap de Bonne Espérance (à l'extrémité Sud du continent) en 1488. Tout au long de ce parcours, les Portugais entrent en contact pour la première fois avec de nombreux peuples et cultures, fondent des comptoirs sur les côtes africaines et développent des relations politiques et commerciales avec maints États locaux, qui leur fournissent notamment ivoire et esclaves en échange de produits manufacturés (tels que perles de verre ou pagnes tissés).

Ces échanges commerciaux et ces contacts désormais réguliers entre Portugais et habitants de l'Afrique subsaharienne conduisent à l'apparition d'une série de langues nouvelles, les créoles afro-portugais, qui constituent finalement un prolongement de la Romania en terre africaine. Ces langues créoles se sont probablement formées entre 1450 et 1550, à partir du portugais (dont elles tirent la majeure partie de leur vocabulaire courant) et de diverses langues africaines (généralement qualifiées de 'substrats' et dont l'influence est particulièrement forte au niveau de la grammaire des créoles résultants). Il existe aujourd'hui deux familles de créoles afro-portugais, pratiquées au quotidien par près de trois millions d'êtres humains :

– les créoles portugais d'Afrique de l'Ouest (à substrat wolof et mandingue), comprenant le capverdien (plus d'un million de locuteurs, dont 95% au moins des 500.000 habitants de la République du Cap-Vert et environ 500.000 autres personnes issues de la diaspora capverdienne, présente essentiellement en Afrique continentale, en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis d'Amérique), le créole de Guinée-Bissao (parlé par plus de 90% des 1.500.000 citoyens de ce pays en tant que langue maternelle ou en tant que langue véhiculaire), le créole de Casamance (20.000 locuteurs dans la ville de Ziguinchor (Sud du Sénégal) et dans plusieurs villages des environs de cette ville) et le papiamento (300.000 locuteurs vivant essentiellement dans les trois îles ABC – Aruba-Bonaire-Curaçao – des Antilles Néerlandaises), seul membre de la famille à être parlé hors du continent africain.

– les créoles portugais du Golfe de Guinée (à substrat bantou et kwa), parlés dans la République de São Tomé et Principe ainsi qu'en Guinée Équatoriale et comprenant le saint-toméen ou forro (au moins 100.000 locuteurs sur l'île de São Tomé), l'angolar (5.000 locuteurs environ, également sur l'île de São Tomé), le principien (quelques dizaines de locuteurs sur l'île de Principe) et l'annobonais (5.000 locuteurs – diaspora incluse – vivant sur l'île équato-guinéenne d'Annobon ou originaires de cette île).

Dans les pages qui suivent, j'ai sélectionné quelques proverbes et devinettes issus des traditions orales de deux de ces créoles (le capverdien et le casamançais) afin de faire découvrir et goûter aux lecteurs de micRomania le charme et les capacités expressives des idiomes de cette Romania subsaharienne encore trop souvent méconnue des amateurs de langues et parlers néolatins.

En sus de ces échantillons provenant de la sagesse populaire des populations créolophones concernées, on trouvera également ci-dessous les traductions capverdienne et casamançaise d'un même extrait du Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry.


1. Devinettes capverdiennes

Mai mánsu, fidju runhu
Littéralement : 'Mère douce, enfant agressif.'
'La mère est douce, l'enfant est agressif.'
Réponse : margéta 'le piment'. En capverdien, fidju signifie l'enfant mais aussi le fruit. Or, le fruit de la plante qui produit le piment a un goût particulièrement fort, donc agressif.

Mi li mi la
Littéralement : 'Moi ici moi là.'
'Je suis ici et là-bas (à la fois).'
Réponse : xintidu 'la pensée'. En effet, la pensée ne connaît pas de
limitation spatiale (on peut se transporter en pensée d'un endroit à l'autre sans transition).

N entra na un, N sai na très
Littéralement : 'Je entrer dans un, je sortir dans trois.'
'Je suis entré par un et je suis ressorti par trois.'
Réponse : kamisa 'le maillot de corps (ou T-shirt)'. Lorsqu'on l'enfile, on rentre le haut du corps par une seule ouverture et on fait ressortir la tête et les manches par trois trous distincts.

Un mudjer da un munti posáda na midju, ka linpu, kel otu da un posáda, midju linpa
Littéralement : 'Une femme donner un tas coup-de-pilon dans maïs, ne... pas propre, cette autre donner un coup-de-pilon, maïs nettoyer.'
'Une première femme donna de nombreux coups de pilon sur le maïs,
mais celui-ci était toujours sale (= non décortiqué), une seconde femme donna un seul coup de son pilon et le maïs fut nettoyé (= décortiqué XX ).'

Réponse : luâ ku stréla, 'la lune et les étoiles'. En effet, les étoiles, malgré leur grand nombre, ne suffisent pas à percer l'obscurité de la nuit, tandis que la clarté de la lune à elle seule éclaire les ténèbres.

2. Proverbes capverdiens

Mai é só un, mudjer é un munti
Littéralement : 'Mère être seulement un, femme être un tas.'
'Il y a beaucoup de femmes de par le monde, mais on n'a qu'une seule mère.'

Póbri fla : óki sumóla é txeu, pa bu diskunfia
Littéralement : 'Pauvre dire : quand aumône être beaucoup, pour-que tu se-méfier.'
'Le pauvre a dit : quand l'aumône est importante, méfie-toi !', c'est-à-dire :' Il y a anguille sous roche', ou encore : 'Tout ça, ça cache quelque chose.'

Na ka ten tudu ta pása
Littéralement : 'Dans ne... pas avoir tout HABITUEL (= HAB) passer.'
'Lorsqu'on n'a rien, tout devient acceptable', c'est-à-dire : 'Faute de grives on mange des merles', ou encore : 'Ça vaut mieux que rien.'

Katxor sumuládu ta mordi rixu
Littéralement : 'Chien qui-dissimule HAB mordre dur.'
'Les chiens qui n'ont pas l'air méchant sont ceux qui mordent le plus férocement', c'est-à-dire : 'Il n'est pire eau que l'eau qui dort.'

Suguru móri di bedju
Littéralement : 'Sûr mourir de vieux.'
'Celui qui avait pris ses précautions est mort à un âge avancé', c'est-à-dire : 'Prudence est mère de sûreté.'


3. Proverbes casamançais XX

Saboŋ ta labá susudadi ma i ka ta labá parentás
Littéralement : 'Savon HAB laver saleté mais il ne... pas HAB laver parenté.
'Le savon vient à bout de la saleté mais il ne peut pas effacer [les liens de] parenté [qui ne peuvent être abolis]'.

Kumá ku pó podé tardá-wo-tardá na yagu ma i ka ta bidá nuŋka lagartu
Littéralement : 'Comment que bois pouvoir tarder-ou-tarder dans eau mais il ne... pas HAB devenir jamais crocodile.'
'Quel que soit le temps qu'un bout de bois puisse passer dans l'eau, il ne deviendra jamais un crocodile', c'est-à-dire : 'Pour autant qu'une personne étrangère passe du temps dans un endroit donné, elle ne pourra jamais se confondre totalement avec les habitants du pays.'

Keŋ ki ka ta corantá si fiju, amañaŋ si fiju na corantá-l
Littéralement :'Qui[conque] qui ne...pas HAB faire pleurer son enfant, demain son enfant FUTUR faire-pleurer-lui.'
'Celui qui ne fait pas pleurer son enfant, pleurera demain à cause de son enfant.', c'est à dire : 'Il ne faut pas hésiter à être sévère pour éduquer ses enfants, autrement on se repentira plus tard de leur mauvaises manières.', ou encore 'Qui aime bien châtie bien.'

Garandis kumá : kama ku ditá ta sebé s-i teŋ debí
Littéralement : 'Anciens [dire]-que : lit que tu ne...pas se-coucher tu ne...pas HAB savoir si il avoir punaises-de-lit.'
'Comme les anciens nous l'ont enseigné, si on n'a pas dormi dans un lit, on ne peut pas savoir s'il y a des punaises.', c'est-à-dire : 'Il faut faire l'effort de connaître les choses par soi-même.'

Si bu tené liti branku fandaŋ na baka pretu, bu debé di kuntenti
Littéralement : 'Si tu avoir lait blanc complètement-[blanc] dans vache noir, tu devoir de être-content.'
'Quand on obtient un lait blanc de neige à partir d'une vache [toute] noire, il y a de quoi se réjouir.' c'est-à-dire : 'Il ne faut jamais perdre espoir.'

Ombra ku kabisa pertu, ma garganti má pertu
Littéralement : 'Épaule et tête près, mais cou plus près.'
'L'épaule est près de la tête mais le cou l'est plus encore', c'est-à-dire 'Il faut se fier en priorité à ses proches (famille ou compatriotes).'


4. Proverbes communs au capverdien et au casamançais

Prága-buru ka ta txiga seu (capverdien)
Littéralement : 'Malédiction-âne ne...pas HAB arriver ciel.'

Praga di buru ka ta cigá na sew (casamançais)
Littéralement : 'Malédiction de âne ne...pas HAB arriver dans ciel.'
'Les malédictions des ânes n'arrivent pas au ciel.', c'est-à-dire : 'La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe.', ou encore : 'Le train de ta bêtise roule sur les rails de mon indifférence.'

Katxor ta kóri trás di káru : o osu o pankáda (capverdien)
Littéralement :'Chien HAB courir en-arrière de voiture : ou os ou coup.'

Kacor yendador os o paŋkada (casamançais)
Littéralement : 'Chien errant ou os ou coup.'
'Un chien qui court après une voiture (ou : un chien errant) peut aussi bien recevoir un os (donc de la nourriture) qu'un coup.', c'est-à-dire : 'Le destin est capricieux.', ou encore 'La Roche Tarpéienne est proche du Capitole.'

 

5. Un extrait du Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry, traduit en capverdien et en casamançais

Original français (chapitre XXI) :

« On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
[...]
Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »


Version capverdienne (Prispinhu, Neckarsteinach, Tintenfaß, 2013, pp. 69 & 73) :

« Só kel ki mansádu ki ta konxedu. Algen dja ka teni ténpu pa konxi náda. Ês ta kunpra kusa tudu fetu. Komu amigu ka ta bendedu gó, algen dja fika sen amigu. S-u kré ten amigu, mansâ-m ! »
[...]
Rapoza fla-l :
« Diós bá ku bo. Gósi gó N ta kontâ-u kel segrédu. É kusa sinplis : só ku korason k-u ta odja dretu. Kel ki ta konta, odju ka ta odja. »

Version casamançaise (Rey Siñu, Neckarsteinach, Tintenfaß, sous presse) :

Gatu-lagáriya falá-l :
« Kusaŋus soŋ ku bu bidantá ku bu ta konsé. Ma gó, pekador ka tené mas tempu di sebé nada. I ta kumprá kusaŋus ki kompodu jaŋ nundi bendedor. Ma suma i ka tené niŋ bendedor di amigu, pekador ka tené mas amigu. Si bu mesté amigu, bidantá-m ! »
[...]
Gatu-lagáriya rispondé-l :
« Pa galiña braŋku pasá-bu diyanti ! I es k-i ña segredi. I pasá sabi sebé : i soŋ ku korsoŋ ku bu ta wojá diritu. Kusaŋ di bardadi ka ta wojadu ku wuju. »


Nicolas QUINT
Directeur de Recherches au CNRS
(LLACAN UMR 8135 – CNRS/INALCO/PRES Sorbonne Paris Cité)



Notes

  1. Au Cap-Vert, le maïs est traditionnellement décortiqué au moyen d’un mortier (dans lequel on met le maïs) et d’un pilon (avec lequel on pile le grain). En créole capverdien, linpa signifie à la fois décortiquer (le maïs par pilage) et nettoyer (en général).
  2. Je tiens à remercier ici mon collègue Noël-Bernard BIAGUI qui m’a fourni l’ensemble des proverbes casamançais inclus dans cette contribution et a eu l’amabilité de m’expliquer le sens exact de plusieurs d’entre eux

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 Nicolas Quint