© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Splendeurs et misères de la critique (Pierre Mertens, 1994)

Pierre Mertens

Texte

Les maux dont souffriraient aujourd’hui la défense et l’illustration de la littérature, et qu’encourageraient parfois en parallèle une certaine démission, une abdication de la critique, nous savons quels noms on leur donne.
D’abord et avant tout le nivellement des valeurs résultant de la mercantilisation du produit appelé « livre » et qui suscite un insondable malentendu. Il y a quelques années un ministre français inaugurait le salon du livre de Paris en le baptisant « Paris-Dakar de la culture ». On frémit bien sûr à l’idée que cela ne fût justement que vrai et que cette invraisemblable métaphore ne fût que trop bien choisie.

Dans un monde où tous les livres se valent et quand toute autobiographie d’une star à la télé se présente comme un livre à part entière, ne soyons point surpris de la « chosification » (Sartre) qui en découle inévitablement. […]
Un jour où Saul Bellow s’entendait reprocher par un étudiant sur un campus universitaire d’écrire des « livres difficiles », il répondit qu’il courait le risque de le devenir de plus en plus au fur et à mesure que son public deviendrait de plus en plus illettré…
Considérez alors ces écrivains qui, dans le souci de mieux se vendre, et pour rassurer leurs lecteurs potentiels, leur promettent d’en revenir au romanesque pur, au vrai roman, quand le vrai roman ne fut jamais, après Cervantes et Sterne jusqu’à Joyce et Claude Simon, que celui qui ambitionnait de trahir les lois du genre pour ne pas s’y piéger – cela nous vaut l’affluence d’œuvrettes régressives, minimalistes et congelées, littérature à réchauffer au micro-ondes mais parée du charme suspect d’une soi-disant post-modernité (ringarde). Aujourd’hui il n’est pas jusqu’à l’épithète « littéraire » qui n’apparaisse comme péjorative.

Un autre péril nous vient bien sûr de cette société du spectacle et des procédures barnumesques qu’elle affectionne, qui donnent le pas à l’image, au look de l’écrivain sur son œuvre. […]
Inévitablement se poseront les problèmes de déontologie qui entourent l’exercice de la critique invoquant certains scandales cocasses ou parfois sordides qui révèlent complots médiatiques et compromissions éditoriales, magouilles et concussions, copinages pervers et renvois d’ascenseurs, luttes d’influence et accumulation d’un pouvoir exorbitant entre les mains de quelques mandarins ; certains en viennent à déposer une sentence sans appel: tous pourris, les critiques, tous corrompus ou corruptibles ou vénaux. […] Or même si, en l’une ou l’autre occurrence, un pareil verdict apparaît fondé, dans toutes les autres il ne traduit qu’une conception un tantinet poujadiste du milieu littéraire. Et, ce qui est plus grave, il ne rend pas compte d’une atteinte bien plus globale et profonde à l’éthique du métier. […]
Quand la question fondamentale demeure celle-ci : la critique ne manque-t-elle pas bien davantage à son code d’honneur lorsqu’elle devient tout simplement fainéante, distraite, peu curieuse, lorsqu’elle encense tous les conformismes et renâcle devant toutes les nouveautés, lorsqu’enfin elle ne manifeste pas la moindre attention pour d’autres univers que celui où elle s’enracine? […]

N’allons pas penser, cependant, que toutes ces misères et ces disgrâces aient raison de l’ambition et de la rigueur de ceux qui persistent dans l’exigence! On n’a jamais vu, sans doute, autant d’écrivains militer pour la littérature conçue comme leçon de liberté. Jamais autant de romanciers – n’est-ce pas, Kundera, n’est-ce pas, Fuentes, n’est-ce pas, Goytisolo? – qui ne défendent l’esprit du roman comme celui qui peut servir de dérivatif ou de palliatif au dogmatisme. Défaite de la pensée, a dit quelqu’un. Peut-être. Mais aussi victoire de la fiction. Et ce n’est pas un hasard si un des régimes les plus totalitaires d’aujourd’hui a déclaré une guerre totale à Salman Rushdie qui n’est ni idéologue, ni philosophe mais justement romancier, rien qu’un romancier rappelant tenacement les vertus de l’invention et de la fantaisie contre l’épaisse et redoutable niaiserie de la brute. Le roman reste bien cet exercice de compréhension du réel qui rend hommage à sa complexité et à ses nuances.


© Pierre Mertens, Le Carnet et les Instants 81 / 1994 et 200 / 2018


Metadata

Auteurs
Pierre Mertens
Sujet
Roman. Critique.
Genre
Pamphlet littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Le carnet et les instants n° 200 - 4e trimestre 2018
Droits
© Pierre Mertens, Le Carnet et les Instants 81 / 1994 et 200 / 2018