© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Adieu à Andrée Sodenkamp (2004)

Liliane Wouters

Texte

Elle était l’auteur de Femmes des longs matins (1965), de C’est au feu que je pardonne (1984) et de nombreux autres recueils. La doyenne de nos Lettres était née le 18 juin 1906. Andrée Sodenkamp avait fait des études d’institutrice puis obtenu son diplôme de régente littéraire.
Après diverses affectations, elle fut nommée à Gembloux, qui devint sa ville d’adoption: elle en était citoyenne d’honneur et la bibliothèque porte son nom. Ses cendres y reposent désormais avec celles de son mari dans le cimetière communal.
Cimetière où
Liliane Wouters lui a rendu un dernier hommage.

*


Presque cent ans de vie intense, dont la moitié passée à célébrer l’amour, à épier les traces du sacré, à exorciser le destin, à exprimer tout cela dans ses poèmes. Doit-on mourir souvent pendant que l’on existe? Je ne sais combien de morts a connues Andrée Sodenkamp, mais voici la dernière, celle qu’elle s’attendait à voir venir par habitude, et qu’elle avait déjà rejointe à petits pas, à petit bruit, avec une discrétion qui n’était pas dans sa manière, comme si partir d’un coup lui eût été trop dur, comme si, jamais, elle n’avait pu prendre congé de ce qui l’entourait: le cortège de ses lecteurs, de ses amis, de ses animaux familiers, des objets témoins de sa vie si chaleureuse et remplie, oui, tout cela qu’elle avait dû quitter avant de nous quitter elle-même.

Nous étions nombreux à l’aimer, dont quelques-uns à nous réunir autour d’elle chaque 18 juin, pour son anniversaire. Car elle avait choisi pour naître ce jour peu banal, de flamboyante défaite et d’appel à la lutte sans merci. Rien d’étonnant à ce que l’amour, chez elle, s’apparentât aux chasses, aux guerres, qu’on le vît traversé d’éclairs et teinté de sang. Mais un anniversaire en juin était aussi jour béni pour cette fille de la sainte terre, de la fête debout dans un jardin qu’embaumaient toutes les herbes, toutes les fleurs du printemps, et surtout cet énorme chèvrefeuille auquel chaque année semblait ajouter une branche.

Elle ne nous dira plus que, l’hiver, la sève se ramasse en nous et que, dans le tombeau de la terre, cent mille messies sont en train de défaire leur linceul. Par une nuit comme une autre, elle a rejoint ceux qu’elle aimait, dont elle a si intensément parlé. Elle partage avec eux la vieille éternité qu’on apporte en naissant. Et eux, de loin, l’ont tout de suite reconnue: cette silhouette aux gestes harmonieux, cet air de s’en aller toujours à la conquête de quelque chose, ou de quelqu’un.
Cette naïveté qui aurait pu passer pour de la rouerie (si ce n’est l’inverse), ce narcissisme que bridait une véritable générosité, cette assurance dont le seul but était de cacher des abîmes d’inquiétude, cette fantaisie qui l’emportait souvent sur la rigueur, et ce panache, enfin, ce panache qu’elle apportait en toutes choses, comme les vers qu’elle faisait claquer à la fin d’un poème, ceux d’ailleurs qu’elle réussissait le mieux et qui, depuis longtemps, se sont inscrits dans nos mémoires.

Tout comme les personnages qu’elle évoquait dans ses recueils et qu’aujourd’hui je devine autour d’elle, rassemblés: Ulysse et Don Juan, Cléopâtre et Nausicaa, les Femmes des longs matins, les Nonnes de Burgos, et cette Margareta Matiena qui fut son aïeule, et la petite morte, qui est bien morte, Messeigneurs, la petite morte qui, plus jamais, ne pourra mourir davantage.

Mais ses poèmes vivent. Écoutons ceux-ci, dits par son amie la plus proche, celle qui lui doit son entrée en poésie et qui veilla sur elle jusqu’à la fin. Ensuite, comme depuis longtemps Andrée Sodenkamp l’a fait elle-même, nous pourrons pardonner au feu.


© Liliane Wouters,  Le Carnet et les Instants 132 / 2004 et 200 / 2018


Metadata

Auteurs
Liliane Wouters
Sujet
Hommage littéraire à la poétesse Andrée Sodenkamp 1906-2004. Poésie française de Belgique
Genre
Témoignage
Langue
Français
Relation
Revue Le carnet et les instants n° 200 - 4e trimestre 2018
Droits
© Liliane Wouters, revue Le Carnet et les instants 132 / 2004 et 200 / 2018