© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Les Formes d'une ville (2014)

Laurent Moosen

Texte

Depuis ses origines, la littérature belge a développé une relation privilégiée avec la ville. Pas simplement comme élément décoratif, comme arrière-plan, mais comme matrice à partir de laquelle une écriture peut naître, proliférer et donner à voir, parfois, quelque chose qui ressemble à une identité, à un « lieu commun » au sens propre.

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Il ne faut certainement pas s’en étonner: dans un pays qui éprouve toutes les peines à concevoir jusqu’à sa simple réalité, la cité semble constituer une sorte d’horizon ultime de déploiement et la littérature de trouver là son terrain privilégié, le cadre propre à contenir ses légitimes aspirations.
Dès le début également, les écrivains qui s’en emparent n’occultent pas son inquiétante étrangeté. Verhaeren, dans son recueil Les villes tentaculaires paru en 1895, décrit en détail les rapports de force qui s’y jouent, l’anonymat qui y règne, les usines qui l’inondent de leurs fumées poisseuses.
Bruges devient pour Rodenbach un large cercueil où repose le corps de la femme aimée.
Plus près de nous, Grégoire Polet avouait sa dette à La Ruche de Camilo José Cela dans la réalisation du saisissant instantané que constitue Madrid ne dort pas, son premier roman publié en 2005. Il continuera dans ses livres suivants son exploration urbaine à Bruxelles, Paris, Ostende ou Barcelone.
Plus singulière encore est la démarche de Jean-François Dauven qui, avec Portosera, a créé une ville dans laquelle prendront place les personnages qu’il met en scène dans ses trois romans publiés à ce jour.
Dans la veine fantastique et borgésienne qu’il affectionne, Bernard Quiriny imagine, dans l’une des nouvelles qui constituent son recueil Une collection très particulière, des villes qui s’emboîtent les unes dans les autres à la manière des poupées russes.

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Si les résultats de ces pérégrinations urbaines restent relativement classiques dans la forme, la ville a également vu se développer progressivement d’autres modes d’expression qui glissent, souvent dans son obscurité qu’elles affectionnent, à la lisière de la littérature qu’elles cherchent tout en visant à en briser les codes, notamment par le recours à l’oralité.
Ces paroles urbaines qui ont depuis peu intégré les prix littéraires de la Fédération Wallonie-Bruxelles apportent des voix, des désirs, des regards qui réinterrogent notre modernité citadine.

Si l’archéologie qu’on peut en faire nous mènera naturellement vers les États-Unis, berceau de cette marge dont Gil Scott-Heron, récemment disparu, constitue l’un des héros, la Belgique francophone n’est pas pauvre en talents qui s’y pressent. Ce n’est sans doute pas un hasard dans un pays où la poésie s’est toujours imposée, par sa brièveté et son goût de l’image, comme un modèle déposé.

Reste que cette coexistence entre tradition poétique et nouvelles expressions urbaines n’est pas exempte de tension. À la méfiance des poètes qui revendiquent un héritage qu’ils honorent quitte à le martyriser s’ajoute celle de ces artistes émergents craignant une récupération institutionnelle qui entraverait ou dompterait la sauvagerie revendiquée de leur approche.
Certains auteurs, comme Luc Baba ou Tom Nisse, n’ont pas peur de se frotter à ces chants nouveaux dont ils sentent qu’ils offrent à leur travail de nouvelles possibilités, en rompant notamment avec la forme codifiée du livre.
Du côté des slammeurs et autres rappeurs, derrière une pose anticonformiste parfois forcée, la confrontation avec la littérature telle qu'elle s’écrit depuis des siècles laisse souvent la place à une véritable admiration dont la citation, fût-elle parodique, est l’évident témoignage.

Finalement, en s’emparant d’éléments qui constituent notre expérience quotidienne de la ville comme la vitesse, la simultanéité, la mode, la drogue, la violence, le métissage ou le béton, ces paroles urbaines ouvrent notre imaginaire à une réalité et à des formes que la littérature a parfois, par suffisance ou esthétisme déplacé, abandonnées aux bordures de sa voix royale.


© Laurent Moosen,  Le Carnet et les Instants 180 / 2014 et 200 / 2018 


Metadata

Auteurs
Laurent Moosen
Sujet
Relations villes et littérature belge. Paroles urbaines. Imaginaire, réalité et formes d'écriture.
Genre
Chronique esthétique littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Le carnet et les instants n° 200 - 4e trimestre 2018
Droits
© Laurent Moosen, Le carnet et les instants n° 180 / 2014 et n° 200 / 2018