© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Briser la pâte du vieux monde à Livresse

Anne-Lise Remacle

Texte

Le piquant festival de littératures du Vecteur, le " Festval Livresse ", dans le paysage culturel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, s’autorise une mue et a accueilli la revue Papier Machine pour une résidence de deux mois, en octobre et décembre 2017. Une occasion de faire rebondir les mots entre Aldwin Raoul, cofondateur, et Yves Pagès (éd. Verticales et site archyves.net), éditeur et auteur invité de la soirée d’ouverture. 
Papier Machine est une revue de création à la façon d’une boîte d’allumettes : chaque contributeur s’y frotte au mot choisi pour l’édition en cours – jusqu’à présent Souffle, Trappe, Manche, Coin, Œuf et bientôt Tourniquet – et produit feu de tout bois ou petites étincelles troublantes, cajole sa discipline dans le sens de la syllabe ou s’amuse de moult décadrages possibles. Un goût du pas de côté partagé par Yves Pagès, féru des formes courtes – entre humour corrosif et pincement social – et maître d’œuvre d’un épatant vide-poche alimenté régulièrement où puiser des rations pour la soif. Cette conversation est la première étape de notre feuilleton de résidence.

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Comment s’est façonnée l’idée de cette résidence ?

Aldwin Raoul
: C’est notre première réelle expérience dans ce domaine, en tout cas de manière collective. Cela fait deux ou trois ans qu’on se tourne autour avec le Vecteur, sans trouver la bonne porte d’entrée. L’équipe nous a proposé non seulement cette résidence, mais aussi d’être en quelque sorte curateurs, de faire venir notre galaxie au sein de leur lieu, comme un liant.


En quoi est-ce une façon d’ « habiter » une revue autrement ?

A.R.
: C’est la première fois qu’on a un endroit pour être dans la démarche en continu : dans notre vie réelle, je suis cuisinier, Valentine Bonomo est serveuse et Lucie Combes travaille avec les migrants. Ces injonctions de la vie quotidienne font que Papier Machine s’installe dans des temps hyper-décousus. Pouvoir y réfléchir pendant deux mois jour et nuit, peut-être que ça sera bien ou peut-être que ça va exploser !

Yves Pagès : J’ai fait une résidence très institutionnelle : la Villa Médicis. À ce moment-là, je n’avais pas de métier fixe. Désormais, mon emploi, c’est d’être éditeur chez Verticales – même si j’essaie de continuer à avoir une pratique personnelle. Je considère que les résidences, ça permet aussi de donner des moyens d’existence aux auteurs, ça leur accorde un espace-temps pour se consacrer à leur travail artistique : je me verrais mal leur piquer ça alors que moi, j’ai la Sécu et un salaire autrement. Je n’ai d’ailleurs pas redemandé de bourse : je trouverais ça indigne. La moitié des auteurs de Verticales vivent des effets induits des résidences, ateliers, bourses, etc. Le fait d’avoir choisi des existences où de telles alcôves existent, c’est une forme de résistance passive – je n’aime pas trop les formes manifestes, revendiquées – à l’absorption totale par le train-train. Il faut leur permettre de gratter de l’énergie collective ou individuelle sur le salariat, sur la débrouille ou la précarité. Récupérer du temps pour eux.

A.R. : Pour nous, au-delà du temps et d’argent qui pourraient aider, il y a surtout cette idée de « retrait ». On sort d’un quotidien permanent de bruits. On s’accorde une cabane pour après se redéployer. C’est essentiel.


Qu’évoque le mot « indépendance » par rapport à vos pratiques ? À quel prix est-on un auteur indépendant ?

Y.P. : L’indépendance est très coûteuse. À partir du moment où on se met à écrire, où on est éditeur – même en CDI – on s’est assis sur une certaine pente de la réussite sociale, sans que ça soit nécessairement affirmé de manière éthico-esthético-politico-je-ne-sais-pas-quoi. Ensuite, les dés se rejouent souvent. Ce qui est compliqué, ce n’est pas le premier livre, ou le premier numéro d’une revue, c’est sa durée ! Qu’elle puisse avoir 5, 6, 7 parutions ! Assurer cette pérennité c’est plus compliqué : on peut très vite intérioriser – même en étant un auteur indépendant ou une publication qui a une singularité, un imaginaire – les bons conseils qu’on nous donne ou ce qu’on voit qui marche dans le marché, et commencer à être mimétique et à singer les trucs sensés être vendeurs.

A.R. : Je vois ce que tu veux dire : être dans la propagande. Chez nous, il y a à la fois l’envie de rester électrons libres et celle d’être lus par le plus de monde possible. Quelqu’un qui prend Papier Machine pour la première fois, si personne ne lui a expliqué le principe, il a du mal peut-être à vraiment tout piger. Il se demandera comment on passe du coq à l’âne. Il y a une sorte de rebuffade, même de la part de certains amis : « j’aime bien ce que vous faites, mais je ne comprends pas tout ». Vouloir être indépendant – sans avoir nécessairement le temps et l’argent – et en plus garder le doute de « pour qui on fait ça ? Qui nous lit ? » nous tiraille : n’est-on pas en train de rajouter du bruit dans le monde de l’édition déjà saturé ? C’est un équilibre à trouver entre nous qui prenons énormément de temps sur notre vie – sans pour autant gagner d’argent – et le potentiel lecteur qui doit vraiment y trouver du sens, un intérêt, au-delà de notre plaisir personnel à le faire.


Cette année, sur Karoo, nous nous interrogeons sur les formes d'engagement. Ce terme veut-il encore dire quelque chose pour vous?

Y.P
: Ma réaction première, depuis 10 ou 15 ans – vu que je suis plutôt catalogué comme un auteur « engagé » – est généralement de me dégager de ce terme. On peut me reprocher de fuir ce que je suis. Ce n’est pas du tout que je scinde ou que je cacherais le fait que, y compris dans mes bouquins et dans mes prises de position, il y a un aspect politique… Mais pour moi, le mot engagement a eu un sens à une époque, dans les années 1960-70. Aujourd’hui, il faudrait lui en inventer d’autres : il est devenu porteur de choses qui peuvent à la fois me plaire et me déplaire énormément. Comme disait Raoul Vaneigem – penseur ô combien belge ! – et toutes les avant-gardes fondamentales depuis le dadaïsme, il n’y a pas de dissension fondamentale entre la vie amoureuse, la vie quotidienne, la vie politique, les exigences morales et la création. Ce sont des vases qui communiquent. Je préfère ça à une figure un peu post-paternaliste qui serait : « Nous intellectuels, nous avons des choses à dire aux simples gens ! ». De quel promontoir parlerais-je pour donner des leçons politiques ou morales à quelqu’un ? Un zadiste à Notre-Dame-des-Landes a autant à m’apprendre sur le politique que le contraire. L’histoire de la littérature engagée – celle que je connais, de Zola à Sartre – est une histoire de parrainages, de surplomb, de tuteurs, d’idoles. À partir de ma génération, ça ne nous parle plus du tout : j’ai une culture libertaire horizontale.

A.R. : C’est aussi une des questions qu’on se pose beaucoup pour l’évolution de Papier Machine : au départ, ça a été créé un peu sur un coup de tête, mais maintenant, on a l’envie que le cours de Papier Machine se mouille plus dans le réel et moins dans quelque chose d’artistique et lointain. On essaie de se détacher des « je », de personnes qui parlent de leur vie. À ce niveau-là, les discussions dans le comité peuvent être un peu explosives : certains contributeurs considèrent que c’est aussi important que d’être engagés, que de faire des articles activistes. Pour l’instant, nous sommes dans une espèce de statu quo : nous ne sommes pas une revue engagée ou un magazine d’investigation – d’autres journaux le sont : eux se battent pour libérer du temps pour que ces choses-là existent.

Y.P. : Vos textes sont traversés de problématiques de vie, de société. Mais l’intimité, ça parle aussi du rapport homme-femme, de la sexualité, etc. L’œuf, ça mène la poule (rires), donc c’est bon. Forcément, les textes ne sont jamais dans la tour d’ivoire d’une thématique qui serait seulement artistique.


C’est notamment le cas, pour le numéro Œuf, avec le texte d’Eric Therer qui est perfomer, poète mais d’abord avocat…

A.R
: C’est un compte-rendu de procès : une maison de retraite, Les Thuyas, reproche des faits de négligence à une de ses employées. Le texte, c’est l’entièreté du procès-verbal : « Madame X ne passe pas assez rapidement la serpillère et ne change pas les couches. »

Y.P. : Cela, c’est aussi s’emparer des modes de langage normés : il y a tout un courant littéraire qui s’y intéresse. Pour faire le lien avec l’engagement dont on parlait tout à l’heure, on s’est posé la question à un moment donné : on aurait pu faire une revue. Mais on a façonné un catalogue : c’est une autre forme de collectivité. La situation n’est pas celle où il y aurait un éditeur aristocratique – d’abord on est deux, Jeanne Guyon et moi – et puis des Zauteurs avec des grands A majuscules ou des Z. C’est tout de même un travail collectif : c’est produire un commun. Une revue, c’est pareil. Elle pourrait même être archi-formaliste, si elle s’installe dans la durée, elle est obligée d’empêcher les égos qui la composent de prendre le pouvoir en son sein. Donc elle se pose des problèmes qui sont l’essence-même du politique : c’est-à-dire comment on arrive à travailler ensemble. Elle n’est pas obligée pour ça d’avoir comme objet le politique, le social. Nous c’est pareil : sur un catalogue comme le nôtre, comment on fait pour résister au fait que la scène littéraire de publication est une scène dans un monde concurrentiel extrêmement fort où les artistes sont poussés à devenir de petites machines de guerre ultralibérales ? Comment amener une réflexion sur l’équité, sur la mutualisation des choses, sur le fait d’aimer des choses différentes de soi, etc. ?

A.R. : Je pense qu’Anne-Lise avait aussi à l’esprit la projection extérieure… Vous, avec Verticales, même sans l’avoir pensé, vous êtes des outils ou des armes pour ceux qui vous lisent : par le biais de vos titres, leur réflexion et leur argumentation grandit un peu ! Pour moi c’est ça, une maison d’édition engagée : tu fournis des moyens à ceux qui sont en train de réfléchir sur un réel présent. C’est aussi ça qui nous tenaille : est-ce qu’on apporte cela d’une certaine façon ou est-ce que c’est juste du beau pour le beau ? C’est vraiment un biais qu’on essaie de fuir, mais la limite est parfois mince !

Y.P. : Cette année, nous avons 20 ans. On a été amenés à réfléchir – notamment en rédigeant la page wikipédia de Verticales – sur ce qui on est, etc. On s’en est toujours tirés depuis la création en disant : « on est éclectiques, on n’a pas de ligne ». On a pu comprendre en aval, et par un manifeste, ce qui nous lie – c’est ça la différence avec les avant-gardes : elles nous ont apporté du compagnonnage de route mais aussi beaucoup de discours totalitaire. Maintenant, je dirais que notre catalogue interroge le rapport de l’humanité à l’animalité, le rapport homme – femme et la question des identités sexuelles, comment échapper aux logiques du micro-pouvoir. Après coup, on peut se dire qu’il y a toute une génération d’auteurs qu’on publie – et qui ont entre 30 et 70 ans – qui ont été infusés par la pensée des années 70 : Foucault, Deleuze, etc. A posteriori, je peux dire qu’il y a une sensibilité libertaire chez beaucoup d’auteurs de Verticales, y compris chez certains chez qui c’est tout sauf revendiqué. C’est dans l’implicite de leurs interrogations, dont une des plus importantes aujourd’hui : une fatigue par rapport aux liens de subordination, de pouvoir, etc. Chacun en rend compte avec son humour, sa patte. Si on va voir Pierre Senges d’un côté et Noémie Lefebvre ou François Beaune de l’autre, ils ne se sont en rien concertés. Ça n’est sans doute pas sans lien avec ce qu’Aldwin disait tout à l’heure sur l’importance des retraits par rapport à une vie normée. Nous sommes une maison d’édition qui préfère le doute – même s’il peut être subversif – à la certitude. Tenons-nous en là : au-delà, ceux qui ont des certitudes politiquement, ils nous fatiguent. Ou pratiquement, ou pragmatiquement surtout puisque nous sommes maintenant entrés dans l’ère des tableaux Excel macroniens.


Avec Papier Machine, vous allez mettre sur pied une anticlopédie. À travers Le Théoriste, Yves Pagès dit qu’il se méfie des sciences humaines… Dans quelle mesure ces deux positions sont-elle la volonté de laisser chacun s’emparer de la connaissance ?

A.R. : Pour nous, c’est une suite logique de la revue : on élit un mot et on va chercher trente contributeurs pour s’en emparer. Volontairement, on choisit d’aller dans les directions les plus opposées possibles : on le proposera par exemple à un astrophysicien et à un cuisinier ! On essaie donc d’ouvrir un peu les sciences humaines, les sciences dures, toutes les boîtes à outils qui sont détenues par un tout petit groupe de personnes. On enfonce des portes pour que tout le monde puisse utiliser les mêmes outils, à petite échelle. L’Anticlopédie, l’idée vient un peu de ça aussi. Le savoir ordonné, la volonté de toute-puissance sur le réel, je les admire, je trouve ça très beau mais à la fois, après avoir tout classé, on peut se demander comment on joue à saute-mouton, comment on saute de là à là. Les ateliers avec les lycéens nous permettront de leur apporter un autre regard sur quelque chose qu’ils voient tout le temps. L’atelier que j’ai donné dans les Cévennes, c’était aussi des lycéens qui passaient le bac et il portait sur les insultes. La langue française qu’ils doivent utiliser, remplie de figures de style, on peut leur dire « eh, regardez, on peut partir de ce qui paraît alambiqué pour se questionner sur les insultes ». On redonne une clé au lecteur.

Y.P. : Ce que je trouve assez marrant en t’entendant – et je ne te connais pas – c’est de me rendre compte qu’il y a quelque chose dans l’air de vraiment intéressant… Je pense à deux initiatives : il y a une revue en France qui s’est créée et qui vient plutôt de gens assez activistes qui s’appelle Jef Klak qui ont eu envie de faire une revue autour des termes « Marabout » ou « Cheval ».

A.R. : C’est cette revue qui s’articule autour de la comptine « Marabout, bout d’ficelle », etc. ?

Y.P. : Oui, voilà ! Ils essaient de prendre des thématiques qui ne sont pas saturées d’idéologies, pour les traiter à la fois du point de la philosophie, de la critique sociale, de la spiritualité – sans Dieu, mais néanmoins – ou de la littérature. Je vois aussi La Mer gelée qui est une revue franco-allemande codirigée par un des auteurs de notre catalogue, Alban Lefranc. Elle a fait volte-face : désormais le premier numéro de la nouvelle mouture c’est « Chien », le deuxième c’est « Maman ». D’une autre manière, Jouannais, avec son Encyclopédie des guerres – même si c’est un autre courant – interroge la guerre mais à travers des trous de souris. Si on réfléchit, il y a un retour d’une volonté d’encyclopédie – et il y a une revue qui est très fondatrice là-dessus, c’est R de Réel qui aboutira ensuite à Le Tigre : ils y détournaient des abécédaires, etc. Ils s’emparaient de la volonté encyclopédique, non pas celle du XVIIIe – ivre de savoir, mais magnifique, celle dont cette société-là avait besoin – de déclassifier, déhiérarchiser, décloisonner, dénormer notre rapport au savoir et à l’imaginaire. Comme une façon de dire que le savoir et l’imaginaire peuvent fonctionner main dans la main.

Venons-en au terrain de l’humour… Chez Yves, il est entre autres présent comme un décapsuleur ou un agent de corrosion dans les recueils Petites natures mortes au travail ou Portraits crachés. Dans Papier Machine, il a aussi sa place suivant l’inspiration des contributeurs, en mots ou iconographie.

Y.P. : Je me sens souvent pris entre l’écueil de l’esprit de sérieux – j’ai fait des études académiques, une thèse sur Céline et même si je me suis éloigné de ça, je m’intéresse, je lis des essais, de la philo, etc. – et ce moment donné où ça me gêne qu’il y ait certains qui ne parviennent pas à penser avec le sourire en coin. Leur pensée devient inhumaine. Quand tu lis Deleuze – ce qui m’est tombé sur la tête à 18 ans et m’a fait beaucoup de bien, même si les avatars deleuziens d’aujourd’hui m’épuisent – il y a de l’humour, de la désinvolture, du je-m’en-foutisme et puis il y a un savoir dont je ne comprends pas la moitié… mais c’est marqué partout dès l’Anti-Œdipe : « ce n’est pas grave si tu ne comprends pas tout, digère, approprie-toi et ne sois pas intimidé ». Quant à l’humour lui-même, c’est un des moteurs de la déconstruction non seulement des sérieux mais aussi en douceur des routines, des habitudes, des leurres, des mirages grâce ce qui fait marcher le ventre, la tête et la commissure des lèvres en même temps. Ce moyen-là laisse aussi la place au doute. L’ultime aspect de l’humour, à mon avis, c’est de ne pas se faire avoir par le pathos et l’émotion. J’aime bien qu’une petite période lyrique soit aussitôt cassée pour empêcher qu’elle crée son chantage d’hypnose qui manipulerait le lecteur. C’est aussi un moment dans l’écriture où on ne maîtrise pas tout. On ne fait pas des blagues à dessein, comme on pourrait augmenter la noirceur. Il y a pour moi un miracle, une magie, quelque chose d’un peu étonnant qui surgit.

A. R. : La question est compliquée… Chez Papier Machine, c’est un peu un impensé. C’est un moteur, comme le dit Yves, c’est ce qui rend les choses intéressantes et c’est aussi la manière la plus facile d’arriver à communiquer avec quelqu’un d’autre.

 

J’en arrive au terme « rhizome » : sur archyves.net, la littérature ricoche dans toutes sortes de cases – le cinéma, la musique, le théâtre – et la revue Papier Machine a des prolongements sur Radio Moniek, dans des performances extérieures, etc. Est-ce important pour vous d’emmener la littérature vers d’autres lieux ?

A.R. : C’est aussi une façon de se prémunir contre l’élitisme de la lecture… Il y a un ami que j’ai toujours en tête dont je sais qu’il ne lit pas d’ordinaire, mais la revue oui, parce que c’est un ami. À chaque fois, je me demande : « Est-ce qu’il va comprendre ça ? Est-ce qu’il a les outils pour ? ». Le fait de faire de la radio, de prendre d’autres supports, c’est le moyen de sortir de la tour de savoir de la littérature, qui fait très peur à beaucoup de gens. On essaie d’éviter ça : ça irait tout à fait à l’encontre de notre projet premier.

Dans l’émission autour d’Œuf, on te demandait de définir la revue en neuf mots, j’ai adoré que tu emploies « crumble ». On y retrouve autant l’idée d’artisanat que de mélange, c’est beau !

Y.P. : C’est mon dessert préféré en plus ! (rires) Brisons la pâte !

A.R. : Je ne sais pas comment ça se passe à Verticales, mais quand quelqu’un comme Radio Moniek – un collectif de radio avec lequel on a un pont en commun qui dès le premier numéro a décidé de s’approprier la revue et de faire autour trois heures de création sonore – donne une deuxième vie à notre projet, on est super heureux. Ça n’est pas de notre volonté, on n’a pas le contrôle de ça, mais c’est mille fois mieux encore.


Ça permet aussi de passer par la voix, de donner une autre dimension…

A.R.
: Nous en plus, on n’est pas trop comme ça, on est un peu timides, tous… On a du mal à faire des lectures, parce qu’on ne se sent pas légitimes dans cet exercice-là, à moins de faire venir des auteurs. Là ça désacralise complètement le processus : ils s’en chargent et ça fait du bien de passer par la voix, quelque chose de vivant. C’est un de nos handicaps : on est rats de bibliothèque plus ou moins !

Y.P. : Portraits crachés a connu des mises en onde avant d’être publié et aussi après coup… J’aime que ça se déplace. Je fais aussi un peu des performances sur des textes que je ne publie pas : je trouve que c’est bien aussi de respecter les supports et l’éphémère. Il ne faut pas nécessairement figer ça, ce rapport image-voix. Ça touche aussi les limites de ce qu’on est : moi j’adorerais savoir jouer d’un instrument, savoir dessiner, etc. Le site a été l’occasion de me déporter du côté du rapport texte-image (ndlr : la partie « Visions »). Mais je n’aurais jamais osé ailleurs – parce que c’était intimidant artistiquement. À force d’apprendre à légender des photos, à faire des triptyques d’images, j’ai apprivoisé cet aspect-là. Je suis pour la réhabilitation des formes brèves – je n’ai pas écrit beaucoup de romans, j’en sors un en janvier, mais je ne vais quand même pas en faire des kilos dans ma vie : c’est du mineur, et j’aime ça – j’aime notamment beaucoup de choses dans le surréalisme belge : Chavée, Mariën, Scutenaire, j’adore ! C’était beaucoup moins une coterie que le surréalisme français.

A.R. : Tu connais la revue Le Daily-Bul ? Ce sont nos pères spirituels !

Y.P. : Oui, j’aime beaucoup ! Ces arpentages d’autres champs, ces déplacements, cette façon de se mettre en difficulté aussi, quelquefois, ça m’intéresse. Dans ma pratique d’auteur, j’aime beaucoup lire. Lire avec de la musique, c’est une tendance qui se fait de plus en plus sur les événementiels littéraires français, mais on voit très bien où le bât peut blesser : « bon la littérature c’est chiant, donc on va mettre une guitare électrique ». Il y a des poses et des postures qui m’agacent parce qu’elles deviennent finalement un peu marketées. Je préfère de loin me mettre en péril, devenir un artiste d’art brut, aller du côté des méconnaissances, des fragilités plutôt que de devenir un artiste total, multipistes.

 

Ton site nous pose la question de l’arborescence… Êtes vous familiers de la série Halt and Catch Fire, sur les débuts de l’informatique ? On y trouve un personnage, Katie Herman (jouée par Anna Chlumsky) dont le rôle, au moment de la création des premiers moteurs de recherche est d’être « chef ontologiste », d’établir une taxonomie du web.

Y.P. : J’ai commencé très tôt sur ordinateur. L’écran par rapport au papier, c’est vraiment un faux débat. Par contre, copier-coller, rechercher sur internet, ce sont clairement des actions qui modifient la façon dont notre cerveau fonctionne. Je passe un temps considérable de ma vie sur Google, mais à faire des recherches qui ressemblent aussi à mon imaginaire. Je me bats contre les algorithmes normatifs immondes, entièrement dominés par l’économie marchande. Quand je veux obtenir de la documentation pour un roman, trouver une image pour une couverture de Verticales, on me renvoie toujours aux premières occurrences. La pratique artistique consiste à regarder la vraie arborescence – le sens des mots, les libres associations d’idées sens-mot, etc. qui sont là depuis des millénaires. Le problème du deleuzisme informatique, c’est qu’on croit que ça a commencé avec l’informatique. En fait, non, c’est ce grand bain de signifiants et de signifiés qui est dessous qui importe. La technologie est sensée nous apporter ça sur un plateau mais ça n’est pas le cas : elle résiste à nous donner cette dimension poétique, libre, politique, ambivalente, étonnante.

Dans la série, un des deux moteurs de recherche, Comet, est entièrement bâti par des gens enthousiasmés par des secteurs de niche : c’est leur filtre, leur ressenti de fans qui donne dans un premier temps sa couleur au classement.

Y.P. : Si c’était un algorithme humain et passionné qui avait créé l’adversaire de Google, je l’utiliserais bien volontiers !
A.R. : Cela serait aussi la guerre et très marrant : chacun voudrait que le domaine dont il est féru prenne le dessus.

Sur la première page de ton site archyves.net, on trouve quelques phrases, comme des leitmotivs… Laquelle vous ressemble le plus?

Y.P. : Ce sont comme des injonctions mais qui au lieu d’être à l’impératif, sont à l’infinitif. « Archiver », « mettre en regard », « rentrer dans le détail », etc. Elles sont désarmées. Avec l’infinitif, on met un peu d’infini, de « chacun peut le faire mais ça n’est pas obligatoire ». Ce ne sont pas des mots d’ordre. À la fin, la dernière non-injonction, c’est « se méfier des verbes à l’infinitif ». Il faut savoir que même si j’ai enlevé l’impératif, ça risque d’être lu comme un manifeste, donc je dégoupille ça. C’est comme ça que j’essaie d’écrire : je me vois en train de me laisser aller à telle ou telle forme, et je me dis « Attention, cassons ça ! ». Sinon soit on se piège soi-même soit le lecteur dans telle humeur, telle émotion, tel ordre d’idée. Ce n’est pas simplement une pirouette, c’est un garde-fou profond qui vaut autant pour le politique, l’existentiel que pour l’art. Se méfier de ses propres virtuosités, de ses propres chartes ou codes de conduite. Il faut être indiscipliné envers soi-même.

A.R. : Moi je me retrouve dans toutes – c’est fou ! – mais « abolir les distances inutiles » c’est le travail qu’on s’est proposés de faire, en tout cas au début, avec Papier Machine sans trop savoir dans quoi on s’embarquait. Comme tu le dis, Yves, c’est plus maintenant, avec 6 ou 7 numéros qu’on est train de réfléchir à comment ça prend sens. On comprend aujourd'hui qu’on est vraiment dans une réflexion sur le langage, comment il nous construit, comment il nous traverse et comment il nous sépare. Tout à l’heure, avec Valentine et Lucie, on essayait de définir ce qu’on faisait et on a pensé au proverbe : « Le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt. » Papier Machine tend un fil entre les 2. C’est une pirouette qui explique qu’on n’est ni l’un ni l’autre, mais au milieu et on crée dans cet interstice entre le doigt et la lune.



Anne-Lise Remacle,
Karoo, 2017

Note
site d’Yves Pagès: www.archyves.net/
site de Papier Machine: http://papiermachine.be/wp/

 

 

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Auteurs
Anne-Lise Remacle